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Handicap et numérique : la déficience auditive

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illustration alphabet des signes

Malgré des avancées majeures en terme de loi et de sensibilisation, le handicap reste un sujet tabou en France, et tout particulièrement celui de la déficience auditive. Médias-cité s’est demandé ce que le numérique pouvait apporter d’utile aux personnes sourdes ou malentendantes.

Facilité de communication, marge d’autonomie gagnée, Internet et les nouvelles technologies ont réellement amélioré le quotidien des sourds ou malentendants. Mais on pourrait croire que puisque tout est écrit, puisque tout peut se faire digitalement, les sourds seraient alors les personnes en situation de handicap les plus autonomes. Sauf que, sur les quelques 6 millions de sourds en France, 80% seraient illettrés. Ce qui change tout.

Entretien avec Patrice Carillo, interprète, formateur et fondateur du centre de formation à la langue des signes française (la LSF) à Bordeaux.

Qu’est-ce que le numérique a apporté aux apprenants de la LSF ?

Patrice Carillo : Pour bien comprendre les sourds, il fut déjà savoir que 80% d’entre eux sont illettrés. Lorsqu’on est entendant, on entend d’abord dans le ventre de la mère, ça continue à la naissance, les cordes vocales se forment, le bébé émet des cris puis se met à dire des mots. Il dit maman pour la première fois quand il l’a déjà entendu peut-être cinq cent fois avant. Le sourd, lui, n’a rien de tout cela. Il apprend à parler la LSF dont la syntaxe fonctionne à l’inverse du français. On signe comme on dessine.

C’est-à-dire.. ?

Patrice Carillo : Eh bien si je vous dis de dessiner un verre sur une table, vous dessinez quoi en premier ? La table, bien sûr. Le verre, après. Il n’y a pas non plus de pronom dans la LSF. C’est très différent, d’où la difficulté d’apprendre à lire une langue qu’on n’a jamais entendue et qui nous semble illogique.

Et les 20 % restants, comment ont-ils fait ?

Patrice Carillo : Les quelques personnes sourdes qui écrivent et lisent bien considèrent ça comme inné. On ne l’explique pas. Mais l’illettrisme n’est pas tabou. On dit « bonjour, je m’appelle Camille et je suis illettrée » sans aucun problème. C’est une toute autre culture, il y a une vraie culture des sourds.

Mais alors, le numérique n’a rien changé dans la vie des sourds ?

Patrice Carillo : Si ! Pour vous faire l’historique, ça a commencé avec le « Minitel dialogue », conçu pour eux : quand ça sonnait, il apparaissait un flash sur l’écran pour alerter la personne. Elle communiquait par écrit, mais ça lui prenait beaucoup de temps puisqu’elle est illettrée, donc les communications duraient et les factures étaient pharaoniques ! Puis est arrivé le fax. Génial, on pouvait prendre le temps d’écrire ou de dessiner son message, et l’envoyer au prix d’une communication basique. Arrive alors le téléphone portable avec le mode vibreur et les textos, encore un pas de franchi. Mais c’est bien le smartphone qui a opéré une révolution avec les appels vidéo. Les sourds peuvent désormais communiquer entre eux simplement et partout. Ici, quand un nouvel élève arrive à Bordeaux et qu’il est perdu, je lui dis « t’es où ? », il filme autour de lui et je l’oriente.

Leur smartphone est leur appendice. Ils passent leur temps à s’envoyer des vidéos, des photos… Des sites comme Doctolib leur permettent de prendre rdv tout seuls chez le médecin, c’est une grande avancée aussi. Ils comprennent lundi, mardi, 16H, prendre rdv. On leur montre une fois et c’est bon, ils reconnaissent la photo du médecin etc. Ce sont les phrases complexes qui posent problème.

Justement, à l’heure du tout-numérique et de la dématérialisation, comment font-ils pour effectuer leurs démarches administratives ?

Patrice Carillo : Pour toute démarche, les sourds doivent payer un interprète pour se faire comprendre. C’est un service qui coûte 70 euros de l’heure. Depuis 10 ans se développe le métier d’interface en communication. Les interfaces sont sollicitées par les sourds qui ne maîtrisent pas très bien leur langue et préfèrent avoir une synthèse de ce qu’on leur dit, une interprétation plus qu’une traduction littérale. D’autres préfèrent les interprètes purs parce qu’ils veulent échanger comme n’importe qui, sans aucune déformation du discours. Les interfaces de communication sont moins chères, mais ça reste un budget, et elles sont mal perçues par nombre d’interprètes, qui voient en elles une concurrence indésirable. En tout cas, la loi de 2005 sur le handicap parle d’égalité des chances, mais on n’y est pas du tout !

Est-ce que la technologie n’a pas ici un rôle à jouer, en inventant un interprète virtuel qui serait accessible à tous ?

Patrice Carillo : J’ai déjà rencontré Google France à ce sujet, pour réfléchir à un outil qui traduirait la parole en langue des signes et vice-versa. Mais selon Google, c’est impossible. Trop de facteurs rentrent en ligne de compte. Il faudrait capter l’expression faciale, le geste précis avec un seuil de tolérance sur la précision, intégrer les disparités de langue des signes selon les régions (car comme dans notre langue, chacune a ses propres expressions). Google dit que c’est trop compliqué pour le moment. Mais oui, ce serait la solution pour que les sourds puissent avoir plus d’autonomie et puissent accéder aux mêmes services et biens que les entendants. Par exemple, dans les musées vous avez des rampes d’accès pour les fauteuils et des audioguides partout. Quid des visioguides ? On me répond que les sourds ne viennent pas au musée, je leur rétorque que les gens en fauteuil roulant ne venaient pas avant les aménagements. Faites des visioguides, vous aurez des sourds. // Propos recueillis par Nathalie Troquereau

site centre apprentissage LSF

Le tabou posé par la société française sur la situation des sourds dépasse de loin le sujet des applications du numérique au handicap. Les questions de l’exclusion au travail, de la précarité financière, de l’accès à l’éducation, de l’illettrisme (et par conséquent de l’illectronisme) doivent être mises en lumière pour que chacun en prenne conscience. La surdité est un handicap invisible. La révolte de ces exclus ne peut s’exprimer que dans une langue que nous ne parlons pas. Donc personne n’en parle. Changeons cela.  

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Nathalie Troquereau

Nathalie Troquereau

Journaliste, rédactrice de contenus pour Médias-Cité.