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Handicap et numérique, le long chemin vers l’accessibilité

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Nathalie Pinède est Professeure des universités en Sciences de l’information et de la communication à l’Université de Bordeaux, chercheuse au laboratoire MICA. Elle signe avec Véronique Lespinet-Najib, Maîtresse de conférences en psychologie et cognitique, un ouvrage intitulé « Fractures corporelles, Fractures numériques ». Avec elle, nous souhaitions parler du degré d’accessibilité des sites Internet français, et de cette convergence suggérée du handicap et de l’illectronisme.

Pour bien comprendre le début de cette interview et l’ampleur du problème, voici un extrait du préambule de l’ouvrage cosigné :

En lisant votre préambule, on reçoit un choc. On pense aux polices couramment utilisées, aux textes justifiés dans les journaux, aux notes de bas de pages qui fleurissent dans toute la littérature scientifique, et on se dit que PERSONNE ne fait en sorte d’être accessible.

Nathalie Pinède : Peu de monde effectivement… On parle de handicap, mais il en existe une multiplicité. Sur les questions de polices de caractères, de justification de texte à gauche ou à droite, on est tournés vers les troubles dyslexiques, ceux qui entrainent des difficultés à s’emparer d’un texte écrit. Ces personnes auront d’autant plus de mal si la police, anodine pour nous, se révèle source d’empêchement pour eux. Notre ouvrage est écrit en Open Dyslexique, une police dédiée à la dyslexie. Mais de façon plus ordinaire, il existe des polices dites « sans empâtements » comme l’Arial ou la Calibri, qui ont des typographies assez modernes et sont facilitantes pour les personnes dyslexiques. Dans la culture académique et littéraire, on utilise assez traditionnellement l’élégante police Times News Roman, qui représente la quintessence du classicisme, alors qu’elle est problématique pour ce type de handicap, tout comme le sont les textes justifiés.

À la lecture de votre livre, j’ai ressenti des difficultés, une fatigue inhabituelle. J’ai compris au bout d’un moment que c’était du à cette police sans empâtement, à laquelle nous ne sommes pas accoutumés.

Nathalie Pinède : On a été jusqu’au-boutistes dans nos choix. Cela nous semblait cohérent avec l’objet du livre et c’était presque militant que de décider de cette police et de l’absence de justification sur tout l’ouvrage. Cela permet au lecteur de se mettre à la place de, ce qui nous semblait intéressant. Au-delà de cet exercice particulier, il faut trouver un compromis acceptable qui soit le plus inclusif pour tout le monde. Le but n’est pas de mettre en difficulté les personnes non dyslexiques !

Pourriez-vous me montrer un site (français de préférence) exemplaire en terme d’accessibilité ?

Nathalie Pinède : Mmm… C’est une bonne question ça… il n’y en a pas tellement. Les sites du gouvernement font des efforts assez conséquents sur la question, le site ouvert sur le RGAA est un bel effort aussi. Il donne l’exemple d’un site à la fois ergonomique et est agréable à utiliser. Car le stéréotype qui voudrait qu’un site accessible soit forcément moche est très présent.

Capture d’écran du site du gouvernement RGAA https://accessibilite.numerique.gouv.fr/

La France est-elle bonne, moyenne ou mauvaise élève en accessibilité ? Pour les sites publics d’abord, mais aussi les sites privés.

Nathalie Pinède : On n’est pas bons. On est très en retard en France sur les questions en lien avec le handicap en général. C’est une question sociale qui n’est pas prégnante, qui peine à s’imposer dans le débat public. On a pourtant un appareil règlementaire qui est installé depuis 2009, et le décret qui met en place le RGAA, mais ça patine depuis 15 ans. On voit se dessiner un mouvement depuis un an ou deux, des associations qui interpellent en rappelant la loi. Ça nous est arrivé à Bordeaux-Montaigne, une asso pour les personnes à déficience visuelle a produit un texte disant « votre site n’était pas accessible, qu’allez-vous faire ? » (il s’agit de la Fédération des Aveugles et Amblyopes des France, qui a mené une étude sur 1400 sites web, NDLR). Ça commence à bouger et il était temps, parce qu’il y a désormais la dématérialisation massive des services publics.

Le handicap est pluriel, c’est un mot qui parle d’une large diversité de troubles. Vous parlez de fractures corporelles, desquelles et en quoi entraînent-elles une situation de fracture numérique ?

Nathalie Pinède : Le handicap en fauteuil est celui dont on parle beaucoup parce qu’il est le logo du handicap, mais il reste finalement le moins impacté par l’accès au numérique. On était très conscientes avec ma collègue du caractère réducteur du terme « fractures corporelles ». On voulait renvoyer à l’engagement du corps dans toutes ses dimensions ; ses dimensions physiologiques et sensorielles, qui sont à la manœuvre quand on manipule des interfaces, quand on tape sur un clavier, quand on se balade dans un environnement empli d’informations. Ce n’est pas virtuel ! On engage en permanence notre corps. Mais on savait qu’on ne faisait pas mention des fractures cognitives, c’est un titre presque marketing qui voulait être choc et resignifier la présence du corps dans nos échanges numériques et dans nos interactions les objets et dispositifs numériques.

Si on ne dispose pas du bon environnement ergonomique, ce sont des éléments d’empêchement, dans lesquels il existe des différences selon les situations. Quand on est non voyant, on est complètement dépendant des outils de traduction, de retranscription… les outils d’encodage, de retranscription, vont être cruciaux. La dyspraxie, elle, peut entrainer l’usage d’un clavier virtuel. Mais beaucoup de troubles sont plus diffus comme les perturbations cognitives, qui sont invisibles. Elles peuvent entrainer des situations d’échec ou de mal-être chez des étudiants par exemple, car cela suppose de l’élève un effort supplémentaire et donc une fatigue qui peut mener au renoncement.

Vous évoquez dans votre ouvrage le concept de « design universel ». Qu’est-ce que c’est et constitue-t-il une solution au regard de cette diversité de handicaps ?

Nathalie Pinède : Le design universel c’est concevoir un objet, un outil ou un serveur, en pensant le maximum d’utilisateurs et le maximum de contraintes possibles. D’habitude, on prend des profils utilisateurs génériques, voire fantasmés parfois. Le design universel propose un horizon intéressant même s’il est utopique. C’est ce vers quoi on doit tendre. Le fait d’avoir en tête cette grande diversité est ce qu’on devrait toujours faire quand on conçoit un service pour tous, se projeter dans cette démarche universelle paraît nécessaire. Pour cela, on peut utiliser les outils déjà existants comme les tests utilisateurs, les personas, les entretiens, les questionnaires, et rendre ainsi concrets plus de profils.

Les normes d’accessibilités donnent un cadre qui permet de penser au maximum de personnes. Respecter ces normes va résoudre beaucoup de problèmes parce qu’elles offrent des solutions, même si l’outil est imparfait. J’ai peut-être mal cherché, mais je ne sais pas avec quelles méthodes sont conçus les sites de services publics…

Selon vous, on est doublement pénalisé quand on est en situation de handicap, on est nécessairement en situation de fracture numérique ?

Nathalie Pinède : Pas nécessairement. Il ne faut pas oublier que le numérique a un côté très capacitant pour les personnes handicapées (commande vocale, interactions sociales possibles sans déplacement physique etc) mais c’est toujours en parallèle avec un risque de difficulté d’accès à cet écosystème numérique.

Est-ce légal en France aujourd’hui d’avoir un site jugé non accessible ?

Nathalie Pinède : Non, c’est sanctionné financièrement. Les sites doivent publier une déclaration de conformité à l’accessibilité. Mais on peut avoir une déclaration qui dit que le site n’est pas accessible, et là on n’aura pas de problème. C’est obligatoire pour tous les sites publics et pour certains privés, cela dépend de la taille de l’entreprise.

Captures d’écrans des sites de Carrefour, La Poste et Bibliothèques de Bordeaux. Selon leurs déclarations, aucun d’entre eux n’est conforme.

Enfin, le développement des smart citys vous semble-t-il pertinent alors quand on est si peu formé à l’accessibilité ?

Nathalie Pinède : La smart city permet une remontée des données précieuse et très utile. Ces données peuvent faire apparaître des problèmes d’accessibilité. Au Québec, c’est très développé et directement corrélé à la volonté de plus d’inclusivité. L’enregistrement de données sur le flux de circulation, sur les passages piétons, sur tout ce qui peut modéliser l’organisation de la ville met à jour le degré d’inclusion de la ville. La smart city peut permettre un vrai diagnostic.

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L’enquête réalisée en 2022 par la Fédération des Aveugles de France sur un échantillon de 1400 sites soumis à obligation d’accessibilité montrait que seuls 14,6% d’entre eux avaient produit une déclaration d’accessibilité. L’obligation pour tous les lieux publics de mettre une rampe d’accès paraît une évidence et peut être vérifiée par tous, mais celle de rendre son site internet semble secondaire et plus facile à contourner. Pourtant, accéder à Internet demeure un droit auquel tous les citoyens peuvent prétendre. Espérons que le transformation numérique à l’œuvre dans tout le territoire emmènera avec elle ces questions d’accessibilité pour les placer au centre.

Nathalie Troquereau

Fractures corporelles, fractures numériques. De l’accessibilité aux usages, de Nathalie Pinède et Valérie Lespinet-Najib

Sur le design universel et ses applications pratiques : https://contentsquare.com/fr-fr/blog/inclusive-design/

Nathalie Troquereau

Nathalie Troquereau

Journaliste, rédactrice de contenus pour Médias-Cité.