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Plume sociale, plume digitale

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En 2019, les écrivains publics font face à de nouveaux enjeux, publics et supports. Médias-Cité a voulu discuter illettrisme et illectronisme avec des actrices locales qui honorent leur métier : les plumes de l’atelier Graphite.


Cette année, l’Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme comptait 7% de personnes touchées, entre 18 et 65 ans. Un chiffre impressionnant alors même qu’il occulte 20% de la population (voir tableau Insee). Difficultés d’intégration, d’accès aux droits, d’accès au travail et même d’épanouissement social, les personnes illettrées ne peuvent être complètement autonomes dans une société régie par l’écrit et sa compréhension. C’est pourquoi les écrivains publics ont toujours existé et tiennent un rôle d’une importance cruciale. Pourtant, leur métier ne souffre d’aucune règlementation. Chacun se sentant investit de la mission de porte-plume peut s’installer à son compte. Une grande liberté, mais tout dépend de quelle mission on parle.

De la rédaction d’une biographie, de l’aide aux étudiants en passant par la lecture du courrier administratif de la semaine, le panel s’avère large. Dans ce vaste champ, celui du social est assuré par une petite fraction d’écrivains publics. C’est le cas des quatre plumes engagées de l’atelier Graphite, installées dans le quartier des Chartrons, à Bordeaux. Écrivains publics, oui, mais aussi juristes. Une compétence essentielle à l’exercice du métier, lorsqu’il est « à vocation sociale » estime Gaëlle Laruelle, la fondatrice de l’association.

Médias-cité a voulu rencontré ces actrices locales et les questionner sur ce que le numérique a changé dans leur métier et sa pratique. Ou comment la dématérialisation a bouleversé la profession. Gaëlle Laruelle ne mâche pas ses mots.

logo atelier graphite

En quoi le numérique a-t-il modifié votre pratique ?

Il l’a complètement modifiée. Au départ, on l’utilisait en interne pour notre veille juridique et administrative. Mais en 2022, toutes les démarches seront dématérialisées. Nos publics sont à 80% des gens dans l’impossibilité de lire et écrire. Des gens illettrés par nature, par âge, par handicap ou par perte des usages. Ces gens qui ne se débrouillaient pas avec du papier, face à du numérique, ils sont complètement paumés ET humiliés. C’est la double peine.

Avec le tout-numérique, vous voyez arriver un nouveau public, pas nécessairement illettré mais affecté d’illectronisme ?

Tous les gens illettrés, on les a gardés avec des difficultés nouvelles : mail, mot de passe, téléphone… Mais en plus, on a des gens nouveaux, qui jusque-là s’en sortaient en papier et qui n’y arrivent plus ! Carte grise, impôts, déclaration RSA… Pour beaucoup, ce sont des gens âgés qui, avec le numérique, ne sont plus autonomes. Nous avons 26 lieux, en dehors de l’association, où l’on donne des permanences. Dès qu’on en ouvre une, elle est complète.

Cette mutation des usages et des administrations vous a amené à acquérir de nouvelles compétences ?

Ça nous oblige à avoir une veille technique beaucoup plus intense. Quand les sites ou applis changent, quand les modes de sécurisation des mots de passe changent, ça met les gens dans une situation ultra complexe. Je passe le tiers de mon temps à faire de la veille.

Lorsqu’on est écrivain public aujourd’hui, on est forcément un peu médiateur numérique aussi ?

Pas un peu ! On a trois collègues qui étaient écrivains publics, un peu âgés et qui n’avaient pas du tout d’appétence pour le numérique. Ils ont arrêté d’exercer. Les gens ne savent pas faire pour eux, ils ne voient pas comment le faire pour les autres, c’est logique. Quant au social, il nous a obligé à nous mettre au numérique. Par chance, on adore ça, mais je comprends les copains qui ont arrêté. Ça demande de basculer dans un paradigme différent, qui s’apprend, ça demande une culture spécifique, un changement de modèle et de conception du monde…ça va très loin la culture numérique. Avec le temps de veille en plus. Le lundi on fait un tuto pour utiliser l’appli CAF, le mercredi elle a changé….

Existe-t-il aujourd’hui plus d’illectronisme que l’illettrisme ?

Malgré ce que nous dit l’Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme, qui évalue à 7% le nombre d’illettrés, nous pensons qu’il y en a bien plus. Selon nous, 20% des gens ne serait pas en capacité d’avoir une maitrise suffisante de la lecture et de l’écriture. L’illectronisme concernerait environ 40% de ces gens. Dans ces 40%, 20% devraient y arriver, notamment grâce aux applis mobiles. Mais il faut arriver à une plus grande uniformisation des applis et de leurs ergonomies.

« le pictogramme, c’est une chance »

Il y a le référentiel Marianne qui oblige les ergonomes à utiliser des pictogrammes communs. Par exemple, le picto bien connu du petit bonhomme, c’est le même partout mais pour la CAF, il va correspondre à « Votre Espace », et pour Pôle emploi, ça va être « Votre Conseiller ». On aimerait qu’il y ait une réflexion là-dessus, parce que le pictogramme, c’est une chance. Il permet l’accès visuel à quelqu’un qui ne lit pas, d’où la nécessité de l’uniformisation. Ça commence à se faire, mais il faudrait une réflexion commune si on veut une inclusion numérique de tous.

Concernant les autres 20%, il faudra toujours le faire à la place de. L’autonomie est un fantasme, ça portera sur un très petit nombre de personnes. Nous n’avons pas de mandat mais une grande responsabilité, ces gens nous donne leurs mots de passe et autres, ils n’ont pas le choix. Il y a une humiliation de la captivité, et les rétifs n’auront rien. Ou ils font confiance à un tiers, ou ils ne s’en sortent pas. C’est pourquoi le nombre de non-recours augmente, car beaucoup n’ont pas envie de raconter leur vie à un tiers. On assiste à des colères nouvelles, de ceux qui ont tenté cinq, six contacts auprès de la CAF, de l’assistante sociale… Quand ils arrivent à nous, on prend pour tous les humains qu’ils n’ont pas vus avant.

Ces colères nouvelles, elles sont dues à la dématérialisation généralisée ?

Non ! Elles sont dues à la fermeture concomitante des bureaux. Quand on prend le modèle de l’Europe du Nord, qui a dématérialisé, pourquoi ça marche ? Parce qu’ils ont pensé à augmenter les points d’accueil avec les humains. Nous, on dématérialise et on ferme les bureaux. Allez-vous promener à la Préfecture… Les services civiques qui sont là-bas ne sont formés ni en préf’, ni en droit, ni en numérique. Ce n’est pas de l’accompagnement. Je suis pour que les administrations assument la dématérialisation, et qu’elles ouvrent des bureaux avec des vrais gens. Moi, j’aimerais ne pas exister.

Vous pensez qu’une fois que la génération des baby-boomers ne sera plus là, le nombre d’illettrés et de personnes touchées par l’illectronisme réduira ?

Non. Ils arrivent. On pense que les jeunes de la génération X et Y sont des cadors. Mettez-les devant le site de la CAF, vous verrez. Et sur l’illettrisme, il suffit de voir les derniers chiffres de la Journée Défense et Citoyenneté, on estime qu’il y a 77% de lecteurs efficaces…*

*c’est-à-dire dotés d’une connaissance suffisante du vocabulaire, ou la faculté de résumer un texte narratif.

Nathalie Troquereau

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Nathalie Troquereau

Nathalie Troquereau

Journaliste, rédactrice de contenus pour Médias-Cité.

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