Handicap, Social - Société

Handicap et numérique, la surdité #2

7 minutes
À l’heure de la technologie-reine, difficile d’imaginer que les personnes sourdes ne puissent pas résoudre cet écart de communication par des applications, la visioconférence, des sous-titres et autres traductions automatiques de la langue des signes vers le français. Erreur. Les technologies sont rares, complexes, et même si elles progressent et se multiplient, elles ne peuvent pas tout. Pour nous éclairer sur le sujet, nous avons rencontré Vanessa Lavillauroy, directrice d’un centre de formation à la LSF (Langue des Signes Française), elle-même formatrice et sourde de naissance.

« Le rêve, ce serait une chaîne de télévision uniquement en langue des signes française » nous confie la jeune directrice, à qui la coupe garçonne et le piercing sous les lèvres donnent un petit air rebelle. Elle signe avec détermination. La télé donc, c’est ça qu’elle veut. Elle dit « c’est notre souhait ».

Photo de portrait de Vanessa Lavillauroy en train de signer

Vanessa Lavillauroy, photo Anthony Arroseres

Moi qui était venue avec la tête pleine d’un futurisme d’Epinal, imaginant des hologrammes signant et traduisant dans la rue ou au bureau pour assurer la communication entre les sourds et les entendants, je me fourvoyais. Pour Vanessa, sourde profonde, le premier souhait est d’avoir une chaîne de télé à soi, et de pouvoir la regarder toute la journée ou en pointillets. Bref, de jouir d’une diversité de programmes et du choix des moments, comme nous autres, entendants. « L’autre jour, Macron parlait à la télévision et à côté, on avait un interprète qui traduisait, mais vraiment à côté ! D’habitude ils sont cachés, c’est un tout petit médaillon en bas de l’écran, c’est compliqué pour nous de ne devoir regarder que ça. »

J’étais venue lui demander son avis sur le logiciel développé par une étudiante ingénieure aux Etats-Unis. Voici son principe : on se filme en train de signer et le logiciel traduit en simultané, à la manière de sous-titres, en suivant les mouvements. Considérée comme une potentielle révolution, l’ébauche de logiciel a suscité un intérêt mondial grâce aux réseaux sociaux. Mais Vanessa a très vite évacué le sujet, arguant qu’il ne traduisait que la langue des signes américaines, et comme elle ne la maîtrise pas, elle n’a pas pu juger de l’efficacité ou de la pertinence du travail de l’ingénieure. « Ça reste très positif bien sûr » me concède-t-elle.

Les questions suivantes subirent le même sort. Trop à côté. Trop entendant-centré. C’est déroutant de réaliser à quel point nous sommes déconnectés des réalités des personnes sourdes alors qu’en France, un enfant sur mille nait sourd.

Mais je poursuivais, il fallait bien. Après avoir noté la tendance sur de nombreux sites d’informations à mettre une piste audio et/ou vidéo en haut de l’article, pour ceux qui ne voudraient (ou ne pourraient pas) lire, je demandais à Vanessa si elle souhaitait la même chose avec une vidéo en LSF. « Sur les sites d’infos en ligne ? Non, parce que je ne regarde pas le journal. Je vais sur Média’Pi. C’est une site d’information spécialisé pour les sourds » m’apprend-elle. « Ils résument l’actualité du jour en langue des signes. C’est très pratique ».

Landing page du site d'information en LSF Média'Pi
capture d'écran prise sur le site Média'Pi

https://media-pi.fr/

Alors que je me renseignais sur ce que les nouvelles technologies pouvaient apporter aux personnes sourdes et ce qui était déjà mis en place dans notre pays, je tombe sur cette nouveauté jeune de trois ans à peine : les centres relais téléphoniques. Ça se passe via l’application Rodgervoice. En 2022, les sourds français ont droit à trois heures de forfait mensuel. Ces trois heures d’appels sont traduites gratuitement par un.e interprète en LSF. « Ça fait du bien, soupire Vanessa en souriant. Avant, on devait toujours demander de l’aide à la famille ou aux amis. Souvent, les parents sourds demandaient à leurs enfants de passer les coups de fil mais ce n’est pas le rôle de l’enfant. Là, le sourd peut enfin être autonome. Par contre, l’attente est souvent très longue. Ça peut durer une heure…alors on fait du ménage ou de la cuisine en attendant qu’un interprète soit disponible pour passer notre appel ! Parfois on ne le voit pas, on le rate et il faut recommencer… »

image tirée du générique de l'émission L’œil et la main diffusée sur France 5

Regarder l’épisode de « L’œil et la main » intitulé « Liberté, égalité, téléphoner » consacré au sujet des centres relais téléphoniques, diffusé le 21.02.2022 sur France 5

Dans la série des progrès, le réseau social Instagram aux 1,39 milliard d’utilisateurs, annonce le lancement du sous-titrage automatique sur ses vidéos. Quand on lit ça on se dit chouette, ça va devenir beaucoup plus accessible à tous ceux qui ne perçoivent pas le son des vidéos diffusées sur le réseau. Sauf qu’une grande majorité des personnes sourdes souffre de difficultés de lecture.

Bien que le chiffre mirobolant de 80 % d’illettrisme chez les sourds sorte régulièrement sur le net, il date de 1998 et ne fait plus autorité aujourd’hui. Comment parler d’illettrisme quand la langue parlée et/ou écrite n’est pas leur langue maternelle ? La langue des signes est leur langue première, le reste est pratiqué comme une langue étrangère, une deuxième langue. La LSF n’est d’ailleurs considérée comme une langue à part entière que depuis 2005. Voyons un peu ce que dit la loi :

🇫🇷 ⚖️ « – La langue des signes française est reconnue comme une langue à part entière. Tout élève concerné doit pouvoir recevoir un enseignement de la langue des signes française. Le Conseil supérieur de l’éducation veille à favoriser son enseignement. Il est tenu régulièrement informé des conditions de son évaluation. »

Extrait de la loi de 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/article_jo/JORFARTI000002062948

Sauf qu’en pratique, ça ne se passe tout à fait comme ça. Mais il faut dire qu’on revient de loin. Vanessa remonte le temps pour nous expliquer et nous donner son point de vue.

« Il y a eut cent ans d’interdiction de la LSF en France. Cela a commencé en 1880. Le français écrit primait. On a crée des écoles pour sourds où on n’avait plus le droit de signer, il fallait faire de l’oralisme à tout prix. On attachait les mains des enfants dans leurs dos. C’était très violent, il y a eu beaucoup de souffrance et de traumatismes. Le rapport au français est forcément devenu compliqué. Cent ans, c’est très long. Mais maintenant, on est dans l’intégration, ce qui est pire parce que la culture identitaire forte des sourds est devenue très fragile. Pour les cours, il faut faire venir un interprète et c’est trop cher, donc l’élève est là, il comprend ou pas, on n’en sait rien. La meilleure solution reste des écoles avec sourds. On y donne la culture et le modèle d’adultes sourds auxquels l’enfant va pouvoir s’identifier. Des adultes qui ont réussi et prouvent qu’on peut aller dans le monde du travail. Alors que dans l’intégration, souvent on dit « ça tu peux pas, ça tu pourras pas » c’est toujours négatif en fait. L’enfant se construit avec une négation par rapport à lui-même et ça dévalorise le futur adulte. »

Bon… On l’aura compris, la France a accumulé un certain retard et multiplié les faux-pas. Quand on découvre qu’il existe à Washington l’université Gallaudet, dédiée aux sourds et malentendants, il y a de quoi se remettre en question. On peut accuser un manque de moyens, conjugué à une méconnaissance des enjeux du public concerné. Si les avancées technologiques comme l’implant ou les centres relai téléphoniques sont considérables, elles ne peuvent qu’être des facilitatrices de quotidien. Elles ne peuvent se substituer à l’éducation et la politique menées par un pays sur la question de la surdité. L’isolement et l’interdiction n’ont pas porté leurs fruits. L’intégration sans moyens déployés pour qu’elle fonctionne n’a pas marché non plus. Reste à imaginer une nouvelle manière de faire, ou bien de retourner aux écoles spécialisées, où les mains seraient libres et les élèves démarginalisés.

Nathalie Troquereau

Photo de Une : « Learn sign language at the playground » de Valerie Everett sur Flickr, signifie « Apprendre la langue des signes à l’école »

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Nathalie Troquereau

Journaliste, rédactrice de contenus pour Médias-Cité.