Citoyenneté, Libre

La Quadrature du Net : « Nous portons une vision technocritique »

10 minutes
logo de la quadrature du net qui représente la lettre Pi
Depuis 2008, La Quadrature du Net se bat pour préserver nos droits et libertés sur la Toile. Seule dans le paysage français à remplir cette mission d’intérêt général, l’association agit sur tous les textes jugés dangereux ou liberticides et mène ses combats en justice avec endurance et pugnacité. Un de ses membres, Bastien Le Querrec, revient avec nous sur les grands dossiers actuels et historiques de La Quadrature et fait le point sur l’État de droit en France. Spoiler : ça va mal.

Quand avez-vous intégré La Quadrature et quel rôle y tenez-vous : bénévole, salarié, militant, juriste… ?

B. LQ : Militant forcément ! Nous le sommes tous, mais je suis bénévole, arrivé en 2019. Au début, il y avait moins de dix personnes. En 2017, les membres fondateurs ont voulu passer la main à une nouvelle génération en intégrant de nouveaux membres. Nous comptons aujourd’hui six salariés et sommes une vingtaine de membres. Tout marche par cooptation, notre fonctionnement est horizontal. Les salariés et les membres ont le même statut dans les propositions d’actions. On marche par consensus ou absence de décision bloquante ; chaque membre a un rôle très important à jouer. Nous sommes répartis en groupes de travail. Il y a le « groupe contentieux » dont je fais partie, qui existe car on ne sous-traite pas à des avocats qui font du pro bono (qui travaillent à titre grâcieux, ndlr), on fait tout en interne, on a un avocat et deux juristes salariés. Il existe aussi le « groupe technopolice » qui est un de nos grands sujets, un autre groupe travaille sur notre projet de livre…nous sommes six groupes en tout. L’absence de réelle hiérarchie nous donne une grande liberté et de la rapidité d’action.

"Apple sait où est ta mère" Affiche de la campagne de La Quadrature contre les Gafam en 2018

Affiche de la campagne de La Quadrature contre les Gafam en 2018

Sur votre site, il est écrit que l’association lutte contre « la fuite en avant de l’informatique centralisée et technocratique ». Pourriez-vous nous expliquer ce que cela signifie ?

B. LQ : La Quadrature s’est créée autour de l’idée de l’Internet décentralisé et émancipateur. Fondamentalement, Internet est décentralisé et ne dépend d’aucun acteur. Mais il existe de plus en plus de services centralisateurs, de plus en plus d’acteurs incontournables pour accéder à ces services (Orange, Facebook…). La Quadrature veut mettre en avant un Internet émancipateur et se libérer du problème que représente un Internet géré par des personnes proches du pouvoir et des intérêts privés. Porter cette décentralisation, c’est notre objectif, mais nos sujets d’intérêt se sont étendus au-delà d’Internet. Nous portons désormais une vision technocritique. Ça veut dire que la technologie n’est pas neutre, qu’elle est conçue, pensée et orientée vers tel ou tel usage. La question de la surveillance sur Internet se pose hors Internet comme lorsqu’il s’agit de la surveillance des villes grâce aux technologies. Cela pose le même problème de contrôle des libertés individuelles.

La Quadrature s’est fondée en réaction à HADOPI en 2008. Où en sont aujourd’hui la loi HADOPI et sa lutte ?

B. LQ : Elle a été l’élément déclencheur parce qu’elle représentait un pas de plus vers la criminalisation d’échanges de biens culturels sur le net. Cette loi est devenue une machine à gaz qui a renforcé le pouvoir de certains acteurs tels Deezer, Spotify ou Netflix. Elle a favorisé l’hypercentralisation et conféré un pouvoir énorme à ces plateformes, qui n’est pas au bénéfice des artistes. Aujourd’hui, si on n’achète pas dix abonnements sur différentes plateformes, on ne jouit pas d’un éventail très large de biens culturels. En 2008, on voyait beaucoup d’échanges pair à pair, sans passer par des plateformes qui se gavent au passage avec la publicité. C’est la technologie de pair à pair qui était visée par HADOPI, mais ce n’est pas terminé. Nous retournons au Conseil d’État en 2021, sachant qu’une partie de la loi a été censurée par le Conseil Constitutionnel, ce qui pour nous, plonge HADOPI dans l’illégalité. Nous demandons plus largement la dépénalisation des échanges non-marchands.

"Google filtre ta pensée"  Affiche de la campagne de La Quadrature contre les Gafam en 2018

Affiche de la campagne de La Quadrature contre les Gafam en 2018

Les dons représentent 70 % des financements de l’association. Le modèle semble précaire. Qui vous finance et envisagez-vous de changer de modèle économique ?

B. LQ : Un quart des financements provient du privé, de deux fondations philanthropiques : l’Open Society Foundations et la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme. On essaie de payer correctement nos salariés, ces financeurs sont donc très importants. Sinon, ce sont les dons allant de cinq euros à parfois mille euros ou plus. Dans ce cas, il faut une validation de tous les membres, pour que tout le monde sache qui finance et valide ensuite le don. Le contexte économique est difficile, comme pour toutes les associations. On ne parle pas aux milliardaires de France, on ne défend pas leurs intérêts…

Avant de parler des chantiers en cours (et il y en a), parlez-nous des victoires notables obtenues depuis 2008.

B. LQ : La plus grande des victoires ne se voit pas. La Quadrature veut porter un coup politique, tenir le rôle de vigie. Nous sommes devenus une institution. Les tribunaux nous connaissent, les législateurs nous connaissent. Notre parole est légitime et ça, c’est la plus belle des victoires. Moins de choses liberticides ont cours ou sont abandonnées parce qu’on est là. L’application du Ministère de l’Intérieur ALICEM, qui intègre la technologie de la reconnaissance faciale, a été déclarée légale certes, mais a été modifiée grâce au travail de la Quadrature par exemple.

Un article de la loi AVIA, rejeté par le Conseil Constitutionnel, s’est retrouvé dans un règlement anti-terroriste voté par des députés début janvier 2021. Parlez-nous de la loi AVIA, de cet article et enfin, les décisions du Conseil Constitutionnel sont-elles purement consultatives ?

B. LQ : La loi AVIA voulait imposer aux grandes plateformes de retirer des contenus haineux sous 24H ou dans l’heure pour les contenus terroristes. La loi a été vidée, ne restaient que la création d’un observatoire de la haine en ligne et d’un parquet du numérique. Le mécanisme a été censuré parce que c’est une zone grise, ce qui est haineux et ce qui ne l’est pas, terroriste ou pas, et le délai requis obligerait, dans le doute, à retirer les contenus par prudence. C’est une des rares décisions du Conseil qui se place au-delà du texte. Ils ont vraiment regardé comment concrètement cette loi pouvait être appliquée dans la vie. Le risque d’auto-censure était trop important. C’est une décision très protectrice, on ne s’y attendait pas. Le principe du délai de 24H pour retirer les contenus a été refusé, on pensait que ça mettrait un frein au règlement anti-terroriste qui contenait le même principe. Or, la censure française n’a rien changé à l’échelle européenne. La France en a profité pour accélérer le processus et faire passer le texte. S’il venait à être validé en plénière, cela poserait problème car ça poserait une question juridique inédite : une constitution est-elle au-dessus d’un règlement européen ou pas ? Jamais législateur en France n’avait tenté de faire passer un texte jugé contraire à la Constitution au niveau européen. C’est un inquiétant refus de l’État de droits…

"Facebook contrôle ce que tu peux lire"  Affiche de la campagne de La Quadrature contre les Gafam en 2018

Affiche de la campagne de La Quadrature contre les Gafam en 2018

Qu’est-ce que la neutralité du Net et pourquoi est-ce important de se battre pour la préserver ?

B. LQ : Le net est un maillage de petits acteurs décentralisés. La neutralité du net revient à dire que chaque élément d’information ne doit pas être prioritaire par rapport à un autre. Par exemple, un opérateur ne peut pas limiter votre bande passante si vous regardez YouTube parce qu’il préfère que vous regardiez DailyMotion (propriété d’ Orange). Éthiquement, les intermédiaires techniques n’ont pas la possibilité de décider de ce qu’il faut regarder ou pas, ils n’ont pas de jugement politique. La Poste ne lit pas votre courrier en vous le transmettant, eh bien c’est pareil sur le Net. La vraie solution pour préserver cette neutralité s’appelle l’interopérabilité et permet de casser le contrôle.

Tout le monde en parle : Twitter a fermé le compte de Donald Trump suite aux événements du capitole. Vous en pensez quoi ?

B. LQ : Ça révèle le problème de l’hypercentralisation. On est obligé d’être présent sur ces plateformes quand on est un personnage politique, elles se sont imposées comme des incontournables pour s’exprimer. Elles font ce qu’elles veulent et détiennent un pouvoir discrétionnaire si elles veulent restreindre ou fermer des comptes. Mais Twitter a le droit de faire ce qu’il a fait, il n’a pas rompu son contrat. Le problème, c’est qu’on soit obligé de traiter avec ces acteurs si on veut s’exprimer. L’interopérabilité permet d’éviter ça.

>> Lire aussi : La géopolitique des bots

Admettons que Twitter soit interopérable. Il ferme le compte de Trump. Les twittos ne verront plus ses actus, il faudra qu’ils s’abonnent à son nouveau compte qui ne sera pas un compte Twitter mais celui d’un autre réseau social, n’importe lequel. Ils pourront alors voir les posts de Trump dans leur fil Twitter, même si ces posts proviennent d’ailleurs. C’est ça, l’interopérabilité. Le réseau social Mastodon en est un exemple. À la Quadrature, nous refusons de légitimer Twitter et Facebook, qui ne fonctionnent que pour leur profit et n’ont pas un modèle démocratique.

Autre grand sujet du moment : le déploiement de la 5G. Va-t-il, en France, poser un problème en terme de libertés des citoyens-internautes ?

B. LQ : Tout d’abord, merci de mettre l’accent de votre question sur les libertés des citoyens. La question c’est pourquoi amener un réseau plus performant dont nous n’avons pas besoin ? On ne se prononce pas sur la santé ni sur l’écologie mais nous pensons que ce déploiement ouvre à de nouvelles possibilités de surveillance. Avec la 5G, le besoin de maillage est plus dense parce que les ondes sont plus courtes et de portée plus faible, il faut donc plus d’antennes. Je vous donne un exemple. Une petite ville hésite à mettre en place un système de vidéosurveillance dans tous ses tramways. Cela lui demandera de tirer des câbles pour installer la fibre au pied de chaque poteau car elle va avoir besoin de beaucoup d’ondes mobiles (c’est un tram). Avec la 5G, plus besoin de la fibre pour avoir la même qualité d’images, mais en plus ce sera facile à mettre en place et moins cher. Plus d’hésitation pour cette ville ! La surveillance aura un coût réduit…

Un des autres gros chantiers de l’association en cette rentrée sont les trois décrets (PASP, GIPASP et EASP*) dans lesquels il est prévu notamment le fichage des opinions politiques et l’utilisation de la reconnaissance faciale. Pour nous expliquer, je laisse parole aux collègues de Bastien via la vidéo qui suit, dans laquelle ils font un résumé global sur tous les textes sécuritaires concomitants combattus par La Quadrature en ce moment :

Cliquez sur l’image pour lancer la vidéo

capture d'écran renvoyant à la vidéo de la quadrature du net
La Quadrature est-elle une exception française  ou vous avez-vous des équivalents à l’étranger ?

B. LQ : Heureusement que nous ne sommes pas une exception française ! Il existe une association qui s’appelle EDRI (European Digital Rights) et qui fait le travail au niveau européen. Aux États-Unis, il y a l’EFF (Electronic Frontiere Foundation) sorte d’équivalent de la Quadrature. Son financement est problématique en revanche, beaucoup provient de Google…

L’année 2020 a-t-elle été la plus chargée de l’histoire de l’association ?

B. LQ : Non, même si elle été importante en termes de luttes. 2020 a surtout été la plus médiatisée. Notre victoire sur l’interdiction de l’utilisation des drones à Paris pour surveiller la population a fait parler de nous. Ça a permis d’élargir le rayonnement de notre action au-delà du cercle militant.

Propos recueillis par Nathalie Troquereau

https://www.laquadrature.net/

* PASP : Prévention des atteintes à la sécurité publique / GIPASP : Gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique / EASP : Enquêtes administratives liées à la sécurité publique

Nathalie Troquereau

Nathalie Troquereau

Journaliste, rédactrice de contenus pour Médias-Cité.