Qu’est-ce que l’art numérique et existe-t-il vraiment ? Comment le numérique transforme-t-il l’activité créatrice ? Permet-il d’être plus libre ? Autant de questions que Médias-cité est allé poser à l’artiste Olivier Crouzel.
À Bègles, au fond d’une petite impasse arborée, il y a une sorte de grange dont la grande porte en bois est restée entrouverte. Face à elle, de l’autre côté du chemin, un jardin sans prétention laisse deviner une véranda tranquille. La porte en bois craque, s’ouvre ; apparaît alors l’artiste Olivier Crouzel, le maitre des lieux. « C’est ici mon atelier » m’apprend-il en désignant l’intérieur.
On entre dans la pénombre à travers laquelle scintille une boule disco accrochée au plafond, comme une énigme. Des dizaines de câbles pendent le long du mur du fond ; quelques ordinateurs, deux vidéoprojecteurs et autres appareils photo sont disséminés dans l’espace. Contre le mur blanc s’appuient des pans de vieilles boites aux lettres rouillées, par-dessus lesquelles est projetée l’image de ces boîtes encore accrochées à leur immeuble, s’ouvrant et se refermant au gré du vent. Abandonnées, vestiges d’une vie passée. « Elles viennent du bâtiment Le Signal, à Soulac, (que les gens ont dû quitter sur ordre de la préfecture). Ce sont des souvenirs archéologiques en quelques sortes. Avec ces superpositions d’objets, de vidéo et de photos, on fabrique des choses » explique Olivier Crouzel, pour présenter concrètement la nature de son travail.
Parce qu’il utilise les nouvelles technologies pour faire de l’art sensible, in situ ou dans son atelier, parce que ses créations sont ancrées dans l’histoire des territoires et des habitants, puis pour plein d’autres raisons, Médias-cité a voulu discuter d’art numérique et de numérique dans l’art avec Olivier Crouzel.
Mais avant de lire, regardez plutôt. Voici une vidéo réalisée par l’artiste, en collaboration avec Sophie Poirier, projetée à Soulac-sur-Mer le jour de la grande marée, à cinq heures du matin, au lever du soleil. Une mise en image et en prose qui s’inscrit dans un corpus d’œuvres autour de cet immeuble du Signal, dont la destinée et les traces de vie ont inspiré l’artiste.
Tu fais de l’art in situ. Est-ce plus facile à travailler, à intégrer, avec le numérique ?
J’ai vu les débuts de l’ordinateur quand j’ai commencé à travailler. Je ne me suis pas posé la question. En photo j’étais en argentique, puis le numérique est arrivé. Je travaillais sur des logiciels de mapping alors que ça n’existait pas encore. J’installais des images sur des murs, des films, tout ça en flash. Le numérique est pour moi quelque chose de très banal. Toi, t’es sur Word ? Tu fais du numérique aussi ! C’est naturel aujourd’hui. La démocratisation des logiciels de mapping fait que je n’en fabrique plus mais je les utilise pour leur efficacité et leur simplicité d’utilisation. En tout cas, ils ne me font pas faire plus ou moins de choses qu’avant.
Que penses-tu de l’aspect interactif que permet le numérique ?
Je fais du montage. J’ai eu utilisé de l’interactivité en détournant des jeux vidéo et je me suis rendu compte qu’elle était difficile à maitriser. Quand on rend quelque chose interactif, très vite, la personne manipule et oublie le contenu. C’est peut-être mes installations qui n’étaient pas bien faites car jamais, pour moi, l’interactivité n’a pu faire sens. Quand ça n’est pas le cas, tout le monde s’y perd. Si on parle de muséographie, de médiation à l’image, de pédagogie ; évidemment, ça fonctionne. C’est plus compliqué à entrevoir sur des propos artistiques.
Je m’intéresse à l’actualité numérique et les œuvres numériques qui se font. On réalise qu’il n’y a pas tant d’innovation avec le temps, on est toujours sur des formes assez simples : vidéo, sons, un peu de VR, quelques algorithme et logiciels IA se mettent en place mais à partir du moment où on donne la main à l’ordinateur, on perd en sensibilité.
Le numérique fait « perdre en sensibilité » ?
Oui. Par exemple, quand tu fais une photo argentique, cette photo va avoir une poussière, elle a ses limites techniquement -iso, développement, le droit à seulement trois papiers- ces contraintes font qu’on se concentre plus sur le propos que sur la forme. Le numérique a tendance à déplacer les choses. J’aime les deux, mais le numérique est un outil, c’est tout. C’est un outil de production hyper efficace ; là où avec l’argentique je dois attendre deux jours et ce n’est pas toujours réussi, je l’ai de suite avec le numérique et ça coûte moins cher…
Si on filme la même chose avec un drone, on aura tous la même image.
Mais le numérique aplanit, parce qu’on se retrouve tous avec les mêmes outils, les mêmes logiciels. Si on devait parler de biodiversité dans l’art, eh bien je n’ai pas l’impression que ça l’a exacerbée, ça a fait que plus de gens peuvent faire les mêmes choses.
Le stabilisateur et le drone m’ont fait beaucoup me questionner par exemple. Ce sont des outils qui techniquement m’ont enthousiasmé, avec lesquels je pensais pouvoir faire des vidéos un peu différentes. Or, j’ai réalisé que l’extrême stabilisation de ces outils fabrique des images très froides, pas du tout sensibles. On devrait sentir la cage thoracique qui s’ouvre, imperceptiblement, derrière la caméra…ça devrait créer une image différente chez chacun. Si on filme la même chose avec un drone, on aura tous la même image.
Qu’est-ce vraiment que l’art numérique ?
Je ne crois pas qu’il y ait un art numérique. On dit souvent que j’en fais mais je dis non, j’utilise de nombreux outils et formes, dont le numérique. Ce qui m’a permis le plus d’avancer c’est peut-être le téléphone portable. Quand tu n’as rien d’autre sous la main et que tu vois un élément à filmer, tu peux le faire. C’est une grande avancée, ça amène de la productivité mais ça lisse les choses. Je crois qu’il s’agit surtout d’une histoire de commerce.
Tout à l’heure, dans ton atelier, tu as dit « le numérique est infini ». Qu’entends-tu par là ?
Si tu travailles sur les écrans, tu le vois : on peut zapper d’un truc à un autre à l’infini. Dans un processus artistique, j’aime bien qu’il y ait une fin. Avec la photo numérique, tu la projettes, tu la retouches sur Photoshop…C’est pour ça que je viens d’acheter un argentique. Quand un livre part à l’impression, l’auteur ne peut plus y toucher, le processus est fini. Là, c’est pareil. Ce qui compte c’est l’intention, l’acte de, à la fin ça donne l’image d’un moment. Avec Photoshop, je suis incapable de penser comme ça. L’argentique permet de stopper le processus du numérique. Ça me redonne l’envie de faire de la photo et du tirage parce que tout à coup, je n’ai plus tous ces choix de papiers, je me rends compte que c’est de la consommation. J’ai envie de simplifier ça. Dans mon travail, je veux passer le moins de temps possible derrière mon ordinateur. Mon processus est simple.
Tu nous donnerais une illustration de ton travail en process simple ?
J’ai travaillé sur la déviation de Beynac, initiée en Dordogne il y a trente ans. Des gens sont pour, d’autres contre ; la déviation a commencé à se faire et puis en décembre, le Conseil d’État l’a suspendue. Et on se retrouve avec une pile au milieu de la Dordogne.
La pile / Photographie argentique de l’installation / Février 2019 / Olivier Crouzel
Je suis venu avec mon vidéo projeteur, j’ai fait du mapping, et mon travail consiste à la mettre en exergue. Je pointe cette pile et je la rends esthétique. J’aurais pu le faire en numérique, mais je trouve que l’action de venir dans le paysage, de projeter ça dans ce paysage et de la fixer en argentique, ça arrête quelque chose. J’ai le négatif de ça. // Propos recueillis par Nathalie Troquereau
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Propos recueillis par Nathalie Troquereau