Culture - Art

L’art programmé d’Antoine Schmitt

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Artiste prolifique au parcours atypique, Antoine Schmitt conçoit des œuvres dites « numériques », qui voyagent à travers le monde depuis plus de vingt ans. Installations, opéra connecté, mapping, œuvres génératives ou performances, il explore toute forme s’offrant à sa créativité. Puis Antoine Schmitt écrit. Il propose sa vision de l’art numérique dans des textes réflexifs et originaux comme ce Vademecum*, rédigé pour « éviter le pire face à une œuvre numérique ou une description de projet artistique numérique. » Interview.

Vous n’êtes pas artiste de formation mais ingénieur en IA. Comment et pourquoi avez-vous dévié de votre trajectoire ?

A.S : C’est poussé par un besoin de liberté supplémentaire que j’ai dévié. J’avais un parcours d’ingénieur lié à ma passion pour la programmation qui date de l’adolescence. J’étais arrivé au summum de cette passion, je travaillais dans la Silicon Valley dans l’entreprise de Steve Jobs. C’est un métier où l’on doit toujours faire des choses utiles… J’ai rencontré le monde de l’art par affinités personnelles et j’ai dévié.

Les artistes numériques doivent-ils être de bons techniciens ou programmeurs et cela change-t-il le statut de l’artiste ?

A.S : Il n’est pas nécessaire d’être un bon technicien. C’est comme au cinéma, c’est bien de savoir tenir une caméra mais ça peut aussi être un travail d’équipe. Je connais de très bons artistes numériques qui ne programment pas mais qui savent s’entourer et sous-traiter l’aspect technique, comme ça se fait partout.

Les outils numériques ont-ils permis d’intégrer le mouvement aux œuvres auparavant statiques ? Cela permet-il plus de choses dans la création ?

A.S : Oui, la programmation est un matériau radicalement nouveau qui permet plus de choses mais pas que dans l’art, partout, on le voit avec toutes ces applications. Avant, il y avait la télé qui proposait un flux de vidéos passif alors qu’aujourd’hui, on a tous un flux actif dans la main. Tout cela ouvre le champ de la recherche artistique. L’interactif ? Oui, c’est intéressant, c’est même un objet de recherche en soi. Personnellement, je travaille plutôt sur des œuvres génératives. Interroger les causes du mouvement, c’est mon travail.

ExoLove (Public Version)
En 2003, sur un site intitulé gratin.org (GRATIN pour Groupe de Recherches en Art et Technologies Interactives et/ou Numériques), vous publiez un Vademecum de l’art numérique. Vous écrivez notamment ceci : « Remarquez que « numérique » ne veut plus dire grand chose lorsque tout est numérique, du téléphone à l’appareil photo, de la caméra au CD musical, de la voiture au DVD. Oubliez le terme « numérique » lorsque vous regardez, écoutez ou expérimentez une œuvre d’art dit numérique. » Est-ce toujours d’actualité selon vous ?

A.S : Malheureusement oui. Je vois encore des œuvres très techniques où on comprend que l’artiste s’est laissé débordé par tout ça. On a pu l’observer quand la Kinect est sortie. C’est une caméra qui était vendue par Microsoft avec la console Xbox, on pouvait se mettre devant l’écran et un avatar apparaissait et reproduisait tous nos mouvements. Certains artistes ont pris ça et n’ont rien fait d’autre qu’un spectacle-avatar. Ils ont juste utilisé une technologie, or celle-ci était tellement forte qu’elle dépassait l’œuvre. Ce texte est venu d’une frustration personnelle car tout le monde était mis dans le même paquet. Je voulais remettre le sujet sur l’art et la réflexion.

Quels sont ces imposteurs de l’art numérique ou ceux avec qui vous vous sentiez noyé ?

A.S : Un exemple récent serait l’Atelier de lumières (ou Bassins de lumières à Bordeaux, NDLR) qui se définit comme un musée d’arts numériques alors que c’est purement décoratif. Il y a l’effet « wahou », le gigantisme, mais pas d’artiste derrière. Il y a simplement un travail de montage comme dans un documentaire. Le décalage est sémantique.

Puisqu’aujourd’hui « tout est numérique », n’est-ce pas devenu plus banal d’user des nouvelles technologies que de pratiquer la sculpture ou la peinture traditionnelle ?

A.S : Il existe toujours des expositions « d’art numérique » ou encore des subventions spécifiques pour l’art numérique, donc ça veut dire que les champs continuent d’être séparés. Ça va quand même mieux dans l’ensemble, même si on a encore des maires qui nous appellent pour faire du mapping sur leurs façades de mairies parce qu’ils trouvent ça divertissant…

Psychic, crédit Antoine Schmitt
La démarche théoricienne et la place du discours tiennent une place importante dans votre travail d’artiste, comme c’est le cas dans l’art contemporain (qui a presque un siècle), très critiqué pour ça encore aujourd’hui. Pensez-vous que les mentalités vont changer sur le sujet ?

A.S : Non, ça ne changera pas. Pourtant, ça nécessite un discours parce que l’art contemporain s’inscrit dans le champ de la pensée et a besoin d’être explicité par du discours, de la parole. Peut-être que c’est avec la dialectique que la pensée avance ? Pour ma part, j’essaie de faire des œuvres le plus possible dans l’espace public et accessibles à tous, donc même à ceux qui n’ont pas du culture en Histoire de l’Art.

Quelle est l’œuvre la plus folle que vous ayez créé ?

A.S : Pff… elles le sont toutes assez… Mais on peut parler de l’opéra pour 100 lapins robots. Avec Jean-Jacques Birgé, nous avons utilisé des lapins communicants qui étaient à l’époque vendus à la Fnac et autres (nous sommes en 2006, NDLR). Les gens les avaient dans leur salon et le lapin, connecté à internet, donnait la météo du jour etc. Nous avons mis 100 lapins sur scène qui jouaient image et musique de manière synchrone ou désynchronisée. Cette pièce traitait du vivre ensemble, c’était très politique. L’œuvre a tourné partout dans le monde !

Et votre prochain projet ?

A.S : Beaucoup de projets se montent, dont un nouveau spectacle audiovisuel sur le thème du totalitarisme. J’ai aussi un important projet en cours avec la performeuse Hortense Gauthier qui vise à réfléchir à l’émotion des machines. Essayer d’avoir une contre-réflexion sur l’IA et de penser les machines comme réellement sensibles en mettant en scène un duo humain-machine avec une machine qui ressent du plaisir.

Vous faites majoritairement des installations, des œuvres-spectacles ou du net art. Les œuvres sont renfermées dans du matériel et la maitrise de son maniement. Est-ce que ça se vend ? On voit mal comment les mettre dans son salon…

A.S : Si ! Bien sûr qu’on peut les mettre dans son salon ! On peut aussi les vendre à des musées qui les exposent ou à des galeries (comme la Galerie Charlot qui me représente). Il y a des petites œuvres comme des tableaux aux cadres en bois avec un écran et un ordinateur dans l’épaisseur du cadre. Il faut une prise électrique mais on peut l’accrocher au mur. Ce n’est vraiment pas nouveau, François Morellet faisait déjà ça. Je fais un tiers de performance audiovisuelle, un tiers d’événementiel dans l’espace public et un tiers d’œuvres en galerie.

Propos recueillis par Nathalie Troquereau

* Vademecum de l’art numérique https://gratin.org/vademecum.html

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Crédit pour image de Une : Antoine Schmitt « Quantic Space Ballet »

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Nathalie Troquereau

Nathalie Troquereau

Journaliste, rédactrice de contenus pour Médias-Cité.