Culture, Féminisme, Social

Sur Internet aussi, le masculin l’emporte sur le féminin

7 minutes

Misogyne, Internet ? Plutôt, oui. Lieu de tous les savoirs et de la libre expression, Internet est aussi une transposition en ligne de notre société, avec tout ce qu’elle comporte d’inégalitaire et de patriarcal. En 2021, en France, on dénombrait à peine 10 % de femmes occupant des postes liés à la programmation informatique1. Même si, à l’ère post #metoo, on commence tous à connaitre l’histoire des femmes poussées hors du monde de la tech à grand coup de Game Boy et de Star Wars, le mal est fait et l’entreprise de réparation vertigineuse.

Au commencement était le verbe

Pour le collectif Roberte la Rousse, tout commence par la langue. Ses fondatrices, Cécile Babiole et Anne Laforet, s’attaquent à une des règles clé de la grammaire française, symbole absolu de sa misogynie : « le masculin l’emporte toujours sur le féminin« . Une règle que l’on trouve dans « Le bon usage » de Grevisse, encore en vigueur dans nos écoles.

>> Lire : Demain, une parité numérique

Anne Laforet et Cécile Babiole de Roberte la Rousse https://robertelarousse.fr/

Roberte contre Grevisse, autant dire David contre Goliath. Sauf que, ce duo d’artiste et chercheuse, toutes deux fondues de tech, détient plusieurs avantages. Le premier étant qu’elles sont vivantes, le deuxième, qu’elles manient le bon usage de la langue française cher à Grevisse, mais aussi celui du code informatique. Fortes de ces atouts, elles inventent un logiciel de démasculinisation automatique de la langue. Elles baptisent leur grammaire « La Bonne usage », ultime pied-de-nez à ce cher Grevisse. Au début, ça fait drôle. Puis on s’y fait très vite.

« Puisqu’il n’existe pas de pronom neutre en français, on a décidé de tout mettre au féminin, par défaut, plutôt que d’inventer un nouveau pronom neutre. Le but est bien d’abolir le genre et pour ça, on a choisi une règle simple : substituer systématiquement les formes féminines aux formes masculines » explique l’artiste-autrice-perfomeuse Cécile Babiole.

Démonstration :

« En novembre 1902, elle veut participer à la concours des internats des asiles mais l’accès à cette concours est réservée aux personnes jouissante de leurs droites civiques, c’est-à-dire aux seules hommes, puisque les femmes n’ont pas la droite de vote. Madeleine Pelletier met alors toute en œuvre pour que cette règle soit abolie. Soutenue par la quotidienne féminine La Fronde et par les membres de la jury qui la connaissent, elle est finalement autorisée à passer la concours en 1903. »

extrait de la biographie de Madeleine Pelletier, tirée du livre Wikifémia

Féminiser les savoirs

Il existe un endroit sur Internet qui représente ce que la société est capable d’accomplir de plus utopique et humaniste, tout en perpétuant les stéréotypes et discriminations de genres qui ont cours dans la vie matérielle. Non, je ne parle pas des réseaux sociaux mais bien de Wikipédia, l’encyclopédie ouverte et gratuite qui existe dans presque 300 langues. Digne héritière des Lumières, du projet de Diderot, l’encyclopédie en ligne pêche par son absence de mixité.

Wikifémia, langue, genre, technologies, de Roberte la Rousse chez UV Éditions

Là encore, si les premiers volumes papiers écrits au 17 ème siècle furent noircis par les seules mains des hommes, leur omniprésence en ligne au 21 ème siècle interpelle. Le collectif Roberte La Rousse constate que 18 % des biographies rédigées sur le site sont consacrées aux femmes. C’est peu. En parallèle, les militantes avancent le chiffre approximatif, car dur à arrêter, de 15 à 30 % de contributrices. Qu’à cela ne tienne, elles fondent le projet Wikifémia. À l’aide de leur outil de démasculinisation de la langue, elles créent des récits à partir de biographies de femmes ou de groupes de femmes issues de la version francophone de Wikipédia. Une manière d’occuper l’espace en ligne, d’être plus présentes. Un premier pas vers un horizon paritaire.

>> Lire Wikipédia, une arme de guerre pour les ukrainiens

« Wikipédia, c’est LE lieu de diffusion et de partage mondial, participatif et ouvert à tous. Sauf que, c’est intimidant pour les femmes. Les hommes sont omniprésents chez les administrateurs et les contributeurs, le climat n’est pas accueillant, ils ont tendance à ne pas avoir confiance en elles… C’est pourquoi il existe des collectifs comme Les sans pagEs, (des wikipédiennes qui invitent les contributrices potentielles à les rejoindre et tentent de rééquilibrer genres et savoirs sur Wikipédia, NDLR). Vous pouvez regarder la conversation visible dans l’historique sur la page consacrée à Alice Recoque, informaticienne reconnue et personnalité importante, dont un administrateur demande à vérifier les diplômes, remet en cause la solidité des sources, alors qu’elle a inventé des technologies majeures ! La visibilité participe, bien que modestement, à la lutte contre les violences faites aux femmes. Produire des récits où les femmes sont présentes permet de renverser les imaginaires, de créer des mondes où on ne serait plus silenciées » répondent à deux voix Cécile Babiole et Anne Laforet.

Les femmes, très touchées par les cyberviolences

Certains recoins ou grandes places d’Internet peuvent-ils constituer des lieux dangereux ou hostiles pour les femmes, au même titre que certaines rues ? Assurément, répond Lila, bénévole de l’association Echap, qui lutte contre les cyberviolences sexistes. Les quatre membres forment les associations en contact avec les victimes à se prémunir des cyberagressions. Guides des bonnes pratiques, reprise des bases, tutos, captures écrans, tout est expliqué dans les longueurs. «C’est gratuit, téléchargeable par toutes et surtout, mis à jour » insiste Lila.

« Internet peut être dangereux, comme tous les endroits où le patriarcat est présent. Tant que tous ces systèmes d’oppression, comme le capitalisme, existent, il y aura du danger. Même si on peut échanger et s’émanciper à plein d’endroits sur Internet, il y aura à d’autres endroits des raids masculinistes. »

Virginie Despentes, autrice féministe reconnue, en a fait le thème de son dernier livre Cher Connard. Elle imagine une actrice d’une notoriété à la Adjani, qui se fait insulter sur Twitter par un quidam rageux s’attaquant à son physique. À force de messages, les deux deviennent amis mais en parallèle, le même rageux est accusé d’avoir harcelé moralement son ex-attachée de presse, devenue bloggeuse militante féministe. Plus celle-ci dénonce et raconte ce qu’elle a enduré sur son blog, plus elle subit les actions groupées des masculinistes hyper actifs sur le net. Elle fait un séjour en HP et n’en sortira pas indemne, alors que lui aura appris sa leçon. Il en sort grandi, elle, marquée.

Extrait choisi où la protagoniste en question, Zoé Katana, s’exprime sur la haine en ligne :

« Je ne déteste pas le rituel du psy – j’aime bien parler de moi. Le problème, c’est que quand ils te répondent, tu vois tout de suite qu’ils n’entendent pas un traître mot de ce que tu leur dis. Dans mon cas, par exemple – le harcèlement ne fait pas partie des choses graves. Si j’avais été touchée par un oncle de façon inappropriée en étant petite, aujourd’hui, ils entendraient. Ils m’expliqueraient que je ne me relèverais jamais et je pourrais en parler des heures. Mais avoir un compte féministe sur Internet et se prendre raclée sur raclée, ça ne suffit pas. Ils cherchent ailleurs. Ce qui, dans l’enfance, peut justifier ta fragilité. Il n’y a pas grand-chose à fouiller du côté de l’enfance dans mon cas. Ce qu’il faut fouiller est politique. Prétendre me soigner en me demandant si mon père s’occupait de mes devoirs équivaut à demander à un prisonnier envoyé au goulag qui dit qu’il a froid si sa mère lui faisait des écharpes. J’ai pété un câble et ma raison vacille parce que le harcèlement dont je fais l’objet a pour but de me supprimer, et les outils qui sont à leur disposition permettent de le faire. Twitter est coupable. Facebook est coupable. YouTube est coupable. Instagram est coupable. (…) Ce qui m’arrive est politique. Et les psychiatres s’imaginent qu’on peut soigner les patients sans soigner la politique. Si sur l’écran de mon téléphone, la litanie des messages souhaitant mon suicide ou ma mort s’allonge sans discontinuer, je suis soumise à une torture qui n’existait pas auparavant et qui fait disjoncter mon système cognitif. »

extrait de Cher Connard, de Virginie Despentes, chez Grasset

Alors, Internet est-il devenu pire ou plus vivable depuis #metoo ?

« Je n’ai pas de réponse tangible, c’est trop tôt, lance Lila sur un ton d’excuse. Mais le rapport de l’Observatoire Hubertine Auclert constate que les appels pour les violences conjugales ont triplé pendant le confinement, et que neuf femmes sur dix disent avoir vécu au moins une forme de cyberviolence conjugale ».

Qu’il s’agisse d’invisibilité dans les contenus en ligne, de violences au sein du couple ou d’invectives anonymes sur les réseaux, les femmes sont mises au défi d’exister pleinement en ligne ou de déserter l’espace pour se protéger des potentiels agresseurs. Roberte la Rousse, les bénévoles d’Echap et Virginie Despentes prônent toutes à leurs façons la même idée : être bien présentes et bien préparées.

Nathalie Troquereau

1 https://blog.adatechschool.fr/le-statut-des-developpeuses/

2 https://www.centre-hubertine-auclert.fr/outil/etude-cyberviolence-et-cyberharcelement-etat-des-lieux-d-un-phenomene-repandu

Pour aller plus loin :

https://usbeketrica.com/fr/article/feminin-masculin-langue-francaise

https://www.lemonde.fr/culture/article/2012/01/14/genre-le-desaccord_1629145_3246.html

https://information.tv5monde.com/terriennes/les-sans-pages-en-action-5000-femmes-de-plus-en-quatre-ans-sur-wikipedia-francophone

https://www.grasset.fr/livres/cher-connard-9782246826514

Nathalie Troquereau

Nathalie Troquereau

Journaliste, rédactrice de contenus pour Médias-Cité.