Culture

Des réseaux au dico

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Julien Barret est auteur, journaliste et linguiste. Il publie aux éditions First « Les Nouveaux Mots du Dico », sélection de 102 mots entrés dans notre vocabulaire ces 20 dernières années, représentatifs de notre société et ses mouvements. L’occasion de s’interroger sur l’imprégnation du numérique dans notre langage. Interview avec l’intéressé.

Comment avez-vous conçu ce projet de livre ?

J.B : Ce projet vient d’une demande de Sandra Monroy, éditrice chez First qui, sachant que j’avais publié un essai sur le français, m’a proposé d’écrire ce petit bouquin. Cela m’a intéressé dans la mesure où il s’inscrit dans une démarche d’ouverture, aux antipodes de cette tendance qui consiste à regretter la disparition des mots ou la dégénérescence de la langue française, opinion d’ailleurs souvent soutenue par des gens qui connaissent mal son histoire. Pour concevoir le livre, j’ai choisi une centaine de mots sur une période assez longue, les 20 dernières années, durant laquelle à peu près 7000 termes ou locutions nouveaux sont entrés dans les éditons du Petit Larousse et du Petit Robert. J’ai choisi de présenter chaque mot au fil de trois rubriques : d’abord j’explique son étymologie et sa morphologie, ensuite – c’est la partie la plus importante – son évolution et sa place dans la société, et enfin je propose une citation du mot en contexte, souvent extraite de la presse ou d’une œuvre.

Un quart des mots retenus proviennent du numérique (hashtag, viralité, youtubeur…). Qu’est-ce que cela signifie selon vous ?

J.B : Il est évident que ça représente une part importante de ce petit lexique. Ce qui signifie bien sûr que le numérique joue un rôle croissant dans la société, en particulier avec les réseaux sociaux. Plus largement, cela reflète l’usage que les gens en font pour s’exprimer ou se rassembler, comme on l’a vu avec le mouvement des gilets jaunes sur Facebook, l’expression de revendications jusque là invisibles ou minoritaires sur Twitter, ou encore la vogue des selfies sur Instagram. A partir de ces mots, la langue française a constitué des verbes du premier groupe comme twitter, instagrammer, des noms comme youtubeur, euse ou influenceur, euse, etc. Et encore je n’ai pas mis les dérivés conçus à partir de plateformes de diffusion plus récentes comme Twitch, Periscope, Snapchat ou TikTok.

Extrait des Nouveaux Mots du Dico, de Julien Barret
Comment avez-vous procédé pour arriver à la sélection de ces 102 mots ?

J.B : J’ai d’abord pris connaissance de tous les mots nouveaux entrés dans les dictionnaires depuis 20 ans : il y en a environ 6500 ou 7000. Pour ce faire, j’ai consulté les relevés établis par le lexicographe Camille Martinez, à ma connaissance le seul spécialiste en France qui a dénombré les mots entrant et sortant des dictionnaires, ce qu’il a fait pour le Petit Larousse et le Petit Robert depuis 1997. Son recensement est disponible sur le site orthogrenoble.net. J’en a donc choisi 102 qui me semblaient les plus courants et les plus emblématiques aujourd’hui (par exemple influenceur, inclusif, féminicide, conspirationniste, ou charge mentale) et puis ceux qui me parlaient davantage à titre personnel, comme clash ou punchline.

Le numérique est reconnu comme la dernière révolution industrielle. Celle-ci induit-elle systématiquement une révolution du langage ?

J.B : Il me semble en effet qu’une révolution industrielle induise non pas une révolution, mais sans doute une évolution dans le langage, car si de nouvelles réalités industrielles ou économiques bouleversent la société, il faut bien des mots pour les désigner. Si l’on considère la révolution industrielle du 19e siècle, on a vu se diffuser le vocabulaire de la mine ou de l’usine, des lignes de production. Chaque fois qu’une nouvelle réalité apparaît, des mots apparaissent pour en rendre compte.

Parmi les 102 mots retenus, lequel trouvez-vous le plus représentatif de l’époque actuelle ?

J.B : Je choisirais un préfixe et un suffixe très couramment utilisés pour construire de nouveaux mots : d’une part bio- ou éco- (biodiversité, écoquartier) témoignant d’une ouverture vers tout ce qui est lié à l’écologie, d’autre part -phobe ou -sceptique (islamophobe, climatosceptique) traduisant des peurs contemporaines. Et si je ne devais choisir qu’un seul mot illustrant ce principe de néologie avec un préfixe et un suffixe courants, je dirais écoresponsable. Cette tendance est bien la preuve que la langue française est capable d’inventer des nouveaux mots et qu’elle ne se contente pas d’agglomérer des emprunts à l’anglo-américain, comme l’italien ou le russe par exemple. Elle fabrique des vocables nouveaux en s’appuyant sur des racines souvent grecques ou latines.

Extrait des Nouveaux Mots du Dico, de Julien Barret
Vous mentionnez dans votre avant-propos les bijoux d’inventivité déployés par les Québécois pour décrire le monde numérique (nuagique, baladodiffusion, etc.). Comment expliquez-vous que la France se laisse complètement imprégner par les anglicismes de la Sillicon Valley contrairement au Québéc, qui invente et francise ? Est-ce politique ? Est-ce l’aveu d’une moindre maîtrise du sujet?

J.B : Il est certain que les Québécois déploient de louables efforts – notamment du point de vue politique – pour trouver des néologismes équivalents à l’anglo-américain, mais il serait faux de dire que ce n’est pas le cas de la France où des commissions de terminologie produisent des mots qui connaissent d’ailleurs une certaine fortune. C’est le cas de logiciel par exemple, dont on se moquait au début et qui est aujourd’hui parfaitement intégré dans la langue, invisible presque. Après, je trouve parfois les Québécois excessifs dans leur volonté de supprimer à tout prix les
anglicismes, tout en les tolérant ailleurs. A titre personnel, j’emploie plus volontiers spoiler que divulgâcher, d’abord parce que c’est plus rapide à dire, ensuite parce que c’est un retour à l’envoyeur : le terme a été emprunté par les Anglais à l’ancien français espoillier qui signifie dépouiller, déshabiller. C’est d’ailleurs la même racine que spolier, du latin spoliare. Le rapport des Québécois à la langue française est assez complexe et s’explique aussi par la proximité avec le voisin américain. Enfin, beaucoup de mots inventés au Québec sont repris en France.

Pensez-vous qu’un nouveau mot en chasse nécessairement un ancien ?

J.B : C’est une question intéressante, même si ça ne fonctionne pas de manière aussi schématique ou arithmétique. D’abord, les dictionnaires sont plus enclins à afficher les mots qu’ils intègrent, environ une centaine chaque année, que ceux qu’ils écartent. Néanmoins, ils profitent des refontes de leurs éditions, tous les 10 ou 15 ans, pour faire sortir en catimini beaucoup de mots. Il y a par ailleurs en France une tendance éditoriale qui surfe sur la nostalgie des locuteurs, en dénonçant l’appauvrissement de la langue, notamment du point de vue du lexique. Dans un livre paru il y a quelques années, Bernard Pivot prétendait ainsi sauver cent mots promis à la disparition, alors qu’en réalité seule une petite partie de ces mots étaient effectivement sortis des dictionnaires. Enfin, les dicos jouent sur la mise en page pour pouvoir intégrer plus de mots d’une année sur l’autre. Néanmoins, si l’on tient à avoir un dictionnaire compact, il nécessaire que des mots sortent pour en faire entrer de nouveaux.

Que pensez-vous du Wiktionnaire, gratuit pour tous ceux qui savent lire, et enrichi par des milliers de contributeurs ? Le modèle est bien différent des dictionnaires traditionnels, plus élitistes dans la manière de concevoir et de diffuser.

J.B : Le Wiktionnaire me semble le dictionnaire le plus complet du français parlé aujourd’hui, même s’il n’est pas considéré à sa juste valeur. Il comporte plus d’un million d’entrées, à mettre en balance avec les 60 000 mots que comptent un Petit Larousse ou un Petit Robert, sachant qu’il comporte toutes les formes fléchies, c’est-à-dire toutes les conjugaisons et déclinaisons possibles. Ce qui est intéressant avec le Wiktionnaire, c’est qu’il intègre des mots qui entreront bien plus tard dans les autres dictionnaires, lesquels attendent de voir ce que décide l’usage. Il suffit d’une seule occurrence pour qu’un mot y figure, donc vous y trouvez potentiellement tout ce qui peut se dire ou s’écrire en français. En outre, c’est un dictionnaire de langue, à l’instar du Robert, avec des définitions linguistiques et des données sur l’étymologie – alors que le Larousse est un dictionnaire encyclopédique qui porte plutôt sur les choses que sur les mots. Je ne suis pas sûr que le Wiktionnaire soit moins élitiste ni moins rigoureux qu’un dictionnaire papier. Enfin, le fait que ce soit un lexique contributif fait partie de ces bonnes choses qui sont advenues à l’ère du numérique.

N’y a-t-il que la jeunesse qui invente de nouveaux mots ?

J.B : Certes la jeunesse invente des nouveaux mots puisqu’elle parle un langage générationnel souvent codé (kiffer, boloss, avoir le seum). Mais elle est loin d’être la seule, comme en témoigne l’existence de cette Commission d’enrichissement de la langue française placée sous l’autorité du Premier ministre, divisée en 19 groupes d’experts réunis par domaines (comme l’automobile, l’environnement ou le numérique). Elle publie chaque année au Journal officiel des listes de mots, scientifiques ou techniques notamment, dont certains entreront dans l’usage commun. Les
communautés de métier ont toujours fourni beaucoup de vocabulaire. Les journalistes aussi inventent des mots, tout comme les auteurs, les poètes, les humoristes, les rappeurs… Potentiellement, tout le monde est en mesure d’inventer des mots nouveaux. Mais ensuite, c’est l’usage qui décide si un mot fera fortune et sera repris. Et cela se traduit par l’entrée officielle dans le Petit Larousse et le Petit Robert qui connaissent un beau succès éditorial, en écoulant chaque année plusieurs centaines de milliers d’exemplaires de leurs éditions respectives.

Propos recueillis par Nathalie Troquereau

Nathalie Troquereau

Nathalie Troquereau

Journaliste, rédactrice de contenus pour Médias-Cité.