Quand on pense patrimoine, on pense vieilles pierres, cathédrales, peintures rupestres. On pense sorties en famille, touristiques, voyages. Le patrimoine auquel on pense moins souvent, c’est l’écrit. Manuscrits, enluminures, mais aussi toute la production immatérielle compilée sur Internet.
On peut s’y promener, d’une certaine manière, en empruntant les couloirs des grandes bibliothèques, temples de la culture manuscrite et iconographique. Depuis une décennie, on peut même s’y promener en restant dans son salon, grâce à des sites qui numérisent cette culture. On pourrait les nommer mémoires du monde ou capsules temporelles. Mais la numérisation du patrimoine pose plusieurs questions : celle de la conservation à l’heure de l’obsolescence programmée, celle de la diffusion, celle de la transmission. Et quid du patrimoine numérique en tant que tel, qui régit notre société et se met à jour sans cesse, effaçant les traces de ses versions antérieures…Doit-on archiver l’abyssal contenu du web ?
Disséminer, c’est durer
Depuis les années 90, plusieurs cerveaux se sont échauffés sur les nouveaux modes de conservation ainsi que les nouveaux objets patrimoniaux. Dès 1992, l’actuel coordinateur à la numérisation des imprimés de la Bnf – Eric Dussert, et quelques collègues à lui, commencent à numériser des textes consultables sur un poste de lecture assistée.
Fin 90, le durcissement des droits d’auteurs les poussent à se concentrer sur le domaine public. « On tournait à 5000 ouvrages par an, ce qui était beaucoup à l’époque ! » précise-t-il. Ils sont en train de créer Gallica – la Bnf numérique, qui existe comme entité depuis 2008 et renferme une somme de 5 830 837 documents. « Cela s’étend de la naissance de l’imprimerie à nos jours » nous informe-t-il sobrement. Presse, estampes, photographies de décors, manuscrits…
L’ambition est de permettre à nos contemporains de percevoir ce que nous avons été, ce que nous avons créé, pensé. Quand on lui parle d’obsolescence des fichiers, de détérioration des formats, de la crainte de perdre le trésor, le bibliothécaire chevronné donne une réponse mathématique : « la dissémination est le meilleur vecteur. » Comprenez que si chaque document accessible sur Gallica est téléchargé par plusieurs personnes dans le monde, les chances que ce document traverse les siècles seront largement favorisées. La stratégie de la dissémination est bonne, encore faudrait-il mettre le maximum d’ouvrages en libre accès pour qu’elle soit vraiment efficace. Le format numérique, couplé à la puissance de partage d’Internet, aurait pu occasionner une nouvelle politique de diffusion. Mais les droits d’auteurs et la propriété intellectuelle ont compromis ce rêve, du moins en partie.
L’insondable Toile
Ok pour l’imprimé. Mais revenons-en à Internet. Ses milliards de pages, de sites, de profils, de blogs, de réseaux sociaux, de forums, de commentaires, sont autant de témoignages de notre civilisation en pleine révolution numérique. Instable, versatile, en constante évolution et amélioration, le web nous a concomitamment propulsé dans le virtuel et l’éphémère. Pourtant, cette sorte de sur-moi collectif est enregistré quelque part. Internet Archive archive le web depuis 1996. La wayback machine propose à l’internaute de choisir une page, cela peut être la page d’accueil de Fox News (pour rire un peu), et décide sur une frise chronologique quelle année il veut visiter. 377 milliards de pages web archivées par la communauté à ce jour, mises en accès libre sur leur site.
On se sent enfin dans les baskets de Marty qui visite le passé dans Retour vers le futur. Grisant, mais pas que. La mission pour le futur est très sérieuse. Ce n’est pas Alexandre Chautemps, chef du dépôt légal numérique à la Bnf, qui dira le contraire.
« Nous avons fait une première collecte expérimentale du web en 2002, lors de la campagne électorale. Grâce à ce travail, on a convaincu le gouvernement de l’intérêt d’une collecte du web et qu’elle devait se faire dans le cadre du dépôt légal (qui existe depuis le 16ème siècle pour le livre et depuis la fin du 20ème pour le cinéma et la télévision). »
La loi DADVSI leur donne gain de cause et sera appliquée dès 2011 pour ce qui concerne la collecte du web, limitant celle-ci aux domaines français. Tâche vertigineuse s’il en est, l’équipe défend une approche de représentativité plutôt qu’une vaine exhaustivité. « Nous collectons 4 700 000 sites. 20 000 d’entre eux sont collectés plus en profondeur plus fréquemment. Les comptes Twitter sélectionnés peuvent être récoltés deux fois par jour. »
Bien, mais au risque d’insister, les supports de stockage ne semblent pas fiables, les données s’effacent avec le temps, le matériel se détériore… Ne risque-t-on pas une bibliothèque d’Alexandrie bis ? Pas de panique, des équipes sont sur le coup. « Nous voulons que ça perdure ad vitam, assure Alexandre Chautemps. On stocke à deux endroits différents, pour se prémunir en cas d’accident. Tous les fichiers font l’objet d’un contrôle de format et pour les formats à risque, on fait des conversions. Il y a aussi les transferts de supports. Les cartouches magnétiques sont plus fiables que les disques durs et plus écolos, puisqu’elles ne requièrent pas d’électricité. » déclare-t-il, sûr de son effet. Et moi qui croyais les bandes magnétiques enterrées avec les espions de la guerre froide.
Les supports changent mais la mission n’a pas bougé : organiser notre départ en laissant des traces de nous. Négocier avec notre condition de mortels. S’occuper du patrimoine, quelque part, c’est aussi voyager dans le futur.
Nathalie Troquereau