Culture, Prospectives

Emojis : nouveau langage ou retour aux sources ?

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Ă©cran de smartphone qui envoie un message "you're awesome" suivi d'un emoji coeur
Tchat, mails ou textos, les emojis 😃 ❀ đŸș đŸ˜· ou Ă©moticĂŽnes ; – ) ponctuent nos Ă©changes journaliers. Ces nouveaux signes sont une source de tourments pour les conservateurs, estimant qu’elles appauvrissement la langue. Mais les emojis peuvent aussi ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme des hiĂ©roglyphes modernes ou comme une nouvelle Ă©criture. Observons-les de plus prĂšs avec deux professeurs en sciences du langage.

Si je vous dis « đŸ˜ƒ ☠ đŸ”€ ? Â», il y a peu de chance que vous ayez compris « Les emojis reprĂ©sentent-elles un danger pour l’écrit ? Â». Rien de plus normal, car en dĂ©pit de leur popularitĂ© croissante et de leur omniprĂ©sence dans nos messages quotidiens, les emojis ne sont pas une langue Ă  part entiĂšre.

« Les emojis sont limitĂ©es. Elles ne permettent d’exprimer ni le passĂ© ni le futur. Elles ne proposent pas d’équivalents des verbes, des adjectifs… Elles sont le plus souvent en interaction avec le message verbal, donc si on ne comprend pas ce message, on ne comprend pas tout court. Pour ces raisons, elles ne menacent pas de remplacer notre langue Â» assure Pierre HaltĂ©, maitre de confĂ©rences Ă  Paris-Descartes et auteur de « Les Ă©moticĂŽnes et les interjections dans le tchat Â».

La rĂ©volution industrielle du numĂ©rique Ă  modifiĂ© notre maniĂšre de communiquer et d’écrire. Certains technophobes rĂ©actionnaires craignent l’écroulement de l’écrit, d’autres Ă©tudient le phĂ©nomĂšne Ă  la loupe, quand la plupart d’entre nous s’amuse juste Ă  tester les nouveaux emojis mis Ă  disposition par Apple ou Facebook. Mais s’exprimer avec des symboles, est-ce si nouveau ? Les Égyptiens n’écrivaient-ils pas en hiĂ©roglyphes ? Notre utilisation massive des emojis traduit peut-ĂȘtre un retour Ă  des gestes premiers et naturels, hĂ©ritĂ©s des civilisations Ă©teintes.

photo de hiéroglyphes égyptiens gravés dans la pierre

« Si les premiĂšres Ă©critures Ă©taient pictographiques, comme les emojis, leur systĂšme se rĂ©vĂšle plus complexe. Les signes utilisĂ©s en langage hiĂ©roglyphique ressemblent Ă  des objets, mais ils peuvent aussi renvoyer Ă  des sons ou avoir des fonctions grammaticales. En revanche, les hiĂ©roglyphes ne servent pas Ă  faire porter l’émotion de celui qui Ă©crit sur ce qu’il Ă©crit. Les emojis si, ce qui est quelque chose de tout Ă  fait nouveau » prĂ©cise le chercheur en sciences du langage.

Du papyrus au clavier

Le documentaire « L’OdyssĂ©e de l’écriture Â» de David Sington l’explique trĂšs bien : le matĂ©riau utilisĂ© est crucial dans l’évolution de l’écriture. Si l’Empire romain Ă©tait lettrĂ© – les esclaves comme les riches notables lisaient et Ă©crivaient – c’est grĂące Ă  la main mise de l’Empire sur le papyrus d’Égypte. MatiĂšre maniable et peu onĂ©reuse, le papyrus a permis la diffusion de l’écriture et du savoir. AprĂšs l’effondrement de l’Empire, le papyrus vient Ă  manquer et c’est le parchemin qui va le remplacer. Cher, long Ă  produire, difficile Ă  manipuler, l’arrivĂ©e du parchemin correspond chez nous Ă  l’entrĂ©e dans le Moyen-Âge, c’est-Ă -dire Ă  l’accaparation de l’instruction par l’élite.

Un matĂ©riau possĂšde donc le pouvoir de changer les moyens de crĂ©er comme de diffuser de la connaissance. C’est le cas de l’ordinateur, et plus particuliĂšrement du smartphone, qui ont ouvert Ă  l’écriture des Ă©mojis et Ă©moticĂŽnes. Pourtant, ces petits dessins peignant des Ă©motions sur des visages ou reprĂ©sentant des objets quotidiens auraient trĂšs bien pu exister sur papier, dans nos correspondances Ă©pistolaires. Alors pourquoi avoir attendu les nouvelles technologies ? ChloĂ© Leonardon, qui Ă©crit sa thĂšse sur le thĂšme de l’émoticĂŽne comme signe de ponctuation, a sa petite idĂ©e.

photo du site d'arte.tv sur la page du documentaire L'Odyssée de l'écriture

« L’écrit numĂ©rique n’est pas un Ă©crit traditionnel. Il est conversationnel. C’est ce qui est nouveau et nous amĂšne Ă  l’utilisation des emojis. Dans une conversation orale, une grande partie du message passe par les intonations, la prosodie, les accentuations, les expressions du visage
 La conversation a besoin de codes non-verbaux Â» explique la doctorante.

«Le papier ne peut pas servir Ă  une communication synchrone, confirme Pierre HaltĂ©. Quand on Ă©crit une lettre, on n’a pas besoin de faire interprĂ©ter en temps rĂ©el son propos. Dans le tchat, par contre, les interlocuteurs communiquent de façon synchrone et doivent trouver un moyen de communiquer des informations non verbales de façon rapide et efficace, comme s’ils Ă©taient en face Ă  face. Le clavier devient un nouveau mĂ©dium et on exploite ces outils pour crĂ©er de nouveaux signes. Cela modifie notre façon d’écrire notamment dans la ponctuation. Les points finaux ont tendance Ă  s’effacer, on met des Ă©moticĂŽnes ou des emojis Ă  leur place. Â»

Lire aussi « C’est quoi, un emoji ?« 

Sa consƓur va mĂȘme plus loin en annonçant la disparition progressive de la ponctuation syntaxique en gĂ©nĂ©ral, au profit des emojis. Reconnaissons-le, le point virgule sert plus souvent Ă  signifier le clin d’oeil dans une Ă©moticĂŽne « ; – ) Â» qu’à permettre une pause dans une phrase alambiquĂ©e. Nos Ă©changes par tchat sont bruts et nĂ©cessitent moins de soin. De toute façon, nous n’en aurions pas le temps car ces conversations demandent spontanĂ©itĂ© et rapiditĂ©. Quitte Ă  provoquer des erreurs d’interprĂ©tation. Justement, selon nos chercheurs, les emojis portent secours aux possibles mĂ©prises. Elles ajoutent du sens au message verbal Ă©crit, permettant une meilleure comprĂ©hension. Un petit sourire en fin de phrase peut faire comprendre Ă  votre collĂšgue que vous n’ĂȘtes pas fĂąchĂ© qu’il ait oubliĂ© votre rendez-vous, mais plutĂŽt amusĂ©. Sans l’emoji smiley, exprimer la nuance demanderait plus de texte et de prĂ©cautions langagiĂšres. À l’inverse, les Ă©changes peuvent parfois sembler trĂšs enjouĂ©s, les interlocuteurs surexcitĂ©s Â«Â đŸ„ł đŸ”„ đŸŽ‰Â Â» Ă  propos de sujets pas vraiment exaltants. Comme si la conversation numĂ©rique demandait de surjouer les sentiments.

photo d'un extrait de conversation en tchat, utilisant des emojis et illustrant le propos

« On reste dans la distance de l’écrit, donc mĂȘme si c’est trĂšs spontanĂ©, on tombe vite dans l’hyperbole pour dĂ©sambiguĂŻser le propos. Les emojis permettent d’éviter les quiproquos en donnant une information supplĂ©mentaire. Ils peuvent adoucir le message, c’est-Ă -dire qu’au lieu de « passe-moi le sel Â» on aura l’équivalent du « est-ce que tu peux me passer le sel ? Â». Ils peuvent ajouter de la politesse, de l’ironie, de l’humour, et servent aussi d’interjection Â» estime la jeune linguiste.

Si les emojis servent avant tout Ă  rajouter du sens Ă  des messages Ă©crits, alors pourquoi s’en inquiĂ©terait-on ? La thĂšse de l’appauvrissement de la langue paraĂźt caduque. Elle sĂ©duit quiconque refuse le changement et considĂšre l’écrit comme sacrĂ©. Or une langue vivante et en bonne santĂ© Ă©volue sans cesse, s’enrichit de mots, de signifiants, de maniĂšres d’ĂȘtre performĂ©e. Impossible, voire absurde, de se passer des mots. Pourtant, certains ont essayĂ©. L’artiste chinois Xu Bing rĂ©ussit la prouesse de rĂ©diger un roman composĂ© uniquement d’émojis. ExpĂ©rimentation ou Ɠuvre prophĂ©tique de nos usages futurs ? L’inquiĂ©tude est relancĂ©e.

« Un autre artiste a rĂ©Ă©crit « Moby Dick Â» d’Herman Melville en emojis. Cela tient plutĂŽt de la performance artistique que du prophĂ©tique. Vous ne pouvez pas comprendre ce que vous lisez Ă  moins de connaĂźtre l’original. C’est une expĂ©rimentation, mais n’oublions pas qu’on nous raconte des histoires avec des images depuis des siĂšcles et qu’il est tout Ă  fait possible de le faire avec des emojis… Â» nous rappelle Pierre HaltĂ© avec sagesse.

Petit Ours Brun n’a jamais concurrencĂ© L’Illiade, alors pas de panique. Les emojis constituent des outils communicationnels puissants et nouveaux mais ne sont pas les ennemis des mots ou de l’écrit. Au contraire, ils les accompagnent et les complĂštent. Allez, 😘

Nathalie Troquereau

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Nathalie Troquereau

Journaliste, rédactrice de contenus pour Médias-Cité.