Les gilets jaunes réclament le RIC (référendum d’initiative citoyenne), le gouvernement a lancé un référendum en ligne sur la privatisation des Aéroports de Paris, les e-pétitions de lutte pour le climat fleurissent ; il semblerait que la question de la citoyenneté revienne au cœur du débat. Avec le digital, les actions citoyennes tendent elles aussi à se dématérialiser, même si elles visent des objectifs bien concrets. Cette citoyenneté numérique s’est dotée d’outils, désignés comme il se doit dans le milieu, par un anglicisme dans le vent : les « civic tech ». La pétition en ligne en fait partie et s’impose comme une des plus connue et utilisée. Pour en parler avec ceux qui agissent, Médias-Cité a interviewé Marie Yared, senior campaigner France d’Avaaz – plateforme citoyenne internationale qui compte 52 millions de membres à travers le monde.
Depuis quand travaillez-vous chez Avaaz et étiez-vous une militante active avant d’y entrer ?
MY : J’ai toujours été révoltée par les injustices, je me suis engagée très jeune comme bénévole auprès des SDF, des prisonniers, et plus tard pour les droits des personnes LGBT et autres. Je ne me suis jamais concentrée sur une cause, toutes les injustices me révoltent. Je suis chez Avaaz depuis sept ans et demis. On peut dire que je suis une ancienne puisqu’Avaaz existe depuis onze ans seulement. L’organisation d’Avaaz est horizontale, il n’y a pas d’Avaaz France car nous représentons un mouvement mondial. Ici, nous sommes une équipe de 80 personnes, dont beaucoup de traducteurs (18 langues à couvrir) et de développeurs.
Avaaz est-il une civic tech et que permet concrètement ce type de technologie ?
MY : Les pétitions en ligne permettent de s’impliquer facilement. Internet permet de s’informer, il n’a pas de frontière et son accès est facile. Nous nous identifions comme un mouvement citoyen, la civic tech ne se réduit pas à une pétition en ligne. Nous avons organisé des marches pour le climat. On peut aussi envoyer des mails à des décideurs, des messages sur les réseaux sociaux pour interpeller une marque sensible à son image. Il y a plein de moyens en ligne de se faire entendre. Ce sont des pressions exercées de manière à avoir un impact. Une campagne efficace ne se contente pas d’une pétition, il reste tout un tas de stratégies à déployer : choisir le bon moment pour la lancer, trouver l’entité/le décideur-clé et trouver ce à quoi cette personne est sensible.
Auriez-vous des exemples de campagnes citoyennes menées par Avaaz ?
MY : Il y a quelques années, les hôtels Hilton étaient accusés de fermer les yeux sur l’exploitation sexuelle, notamment celle des mineurs, qu’hébergeaient leurs hôtels dans certains pays. Le fondateur de la chaîne Hilton est une personne très religieuse, baptiste, un père de famille. Partant de ce profil, nous avons imaginé une campagne d’affichage publicitaire près de son habitation personnelle, pour le responsabiliser directement au lieu de viser une vague entité comme Hilton. Dans ce cas, la simple menace a suffi. Comme c’est écrit sur notre site, Hilton a accepté de former ses 180 000 employés à repérer et empêcher l’exploitation sexuelle. Aujourd’hui, ils font figure de leaders mondiaux de l’industrie de l’hôtellerie dans ce domaine.
Un autre exemple parlant serait celui de Benetton. C’est une marque qui jouit d’une image très positive grâce à des campagne et slogans inclusifs. Lors du drame de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, où plus de mille ouvriers du textile sont morts, Benetton s’est révélé impliqué car la marque y avait des ateliers. Avaaz a mené une campagne en garant un camion devant leur siège à Milan, pendant la Fashion week de 2015. Sur ce camion était collée une affiche, qui jouait avec leur slogan bien connu :
Suite à cette opération, en plus des conversations avancées avec sa direction, Benetton a indemnisé les victimes du Rana Plaza et fait en sorte d’améliorer les conditions de travail pour les ouvriers du textile. C’est une victoire car souvent, quand les grands s’engagent, les autres suivent.
Quel est votre positionnement : partisans ou apolitiques ?
MY : Nous sommes politiques, nous n’avons pas peur de ce mot. Toutes nos campagnes sont sondées sur un échantillon important de nos membres (52 millions en tout). Notre mouvement citoyen permet de participer : nous envoyons souvent des sondages à nos membres pour connaître leurs positions sur le mariage pour tous par exemple, ou sur l’existence d’un État palestinien aux côtés d’Israël. Nous sommes mondiaux, on a des membres qui viennent de partout et on constate que très globalement, les gens aspirent à la paix et l’égalité.
La plateforme internationale de pétitions en ligne Change.org a son siège en Californie et informe ses utilisateurs qu’elle peut communiquer leurs données personnelles à ses annonceurs, dont elle ignore ce qu’ils en feront… On peut rapidement retourner à la chasse aux sorcières avec de telles informations. Êtes-vous sur le même modèle ?
MY : Non. Nous sommes financés à 100% par nos membres donc nous sommes totalement indépendants. On n’a jamais transmis de données à des tiers, on est très engagés là-dessus. Change.org a un modèle économique qui repose en grande partie sur la transmission de données. Ils ne sont pas politiques, on peut très bien lancer une pétition contre le mariage pour tous sur Change. Nous sommes très différents, mais c’est un très bon outil quand même !
Une de nos dernières grosses campagnes a été sur la lutte contre les fake news lors des élections européennes 2019. On a déployé une équipe pour débusquer les faux profils et fausses pages sur Facebook qui constituent une grave entrave à la démocratie en manipulant le débat. On a transmis un rapport à Facebook, qui recensait plus de 500 pages et groupes au sein de l’UE (NDLR : Ces pages ont compté 500 millions de vues, soit bien plus que le nombre d’électeurs en Europe). En en prenant connaissance, Facebook a fermé toutes les pages, qui étaient passées au travers de la vigilance de leur équipe de 30 000 personnes, dédiée à cette tâche… On a trouvé beaucoup de pages d’extrême droite, beaucoup de pages de provenance russe aussi. Nous voulons responsabiliser les acteurs des réseaux sociaux parce qu’ils ont un pouvoir et des moyens financiers considérables. On responsabilise les médias aujourd’hui, mais pas assez les réseaux sociaux. Internet permet d’être plus informé certes, mais pas forcément mieux. En tout cas, il permet le matraquage idéologique.
Comment ça marche, si on veut lancer une pétition ou s’engager avec Avaaz ?
MY : Avaaz lance des campagnes après consultation de ses membres, mais propose aussi un site de pétition citoyenne où n’importe qui peut lancer la sienne (dans le respect d’une charte qui interdit les propos haineux etc). On a un système de signalement si jamais une pétition ne rentre pas dans les codes de la charte ou quand on a un doute. Si les propos ne sont pas clairement haineux par exemple, on envoie la pétition à nos membres en leur demandant leur avis. Ces consultations et sondages nous permettent aussi de voir des variantes nationales, on note que les français sont très attachés à la laïcité contrairement à bien d’autres pays.
Avez-vous déjà été censurés ou contactés par un gouvernement pour arrêter une campagne ?
MY : Oui, c’est arrivé. À nos débuts, on a fait une campagne en Chine sur le Tibet. Ils ont coupé l’accès au site. Pareil en Inde, où nous avons beaucoup de membres, nous lançons souvent des campagnes sur le droit des femmes ou la lutte contre la corruption. On a été censurés, ils ont coupé l’accès à Avaaz. On a aussi subi des cyberattaques. C’est pour ça qu’on s’est dotés d’informaticiens-maison, pour mieux protéger nos données et celles de nos membres. On déploie beaucoup de moyens humains et financiers pour nous protéger.
Le geste citoyen qui a le plus d’impact aujourd’hui selon vous, c’est l’isoloir, les pétitions, les campagnes sur les réseaux sociaux… ?
MY : Je n’y mettrais pas forcément une hiérarchie mais quand même…ça commence par aller voter. Voter pour un gouvernement, même si le choix politique correspond rarement à ses propres aspirations. L’abstention a été un piège pour tant de pays… Mais peut-être qu’on pourrait voter plus souvent et sur plus de sujets comme en Suisse, ça serait bien.
Le Conseil économique et social en France est en train de prendre en compte les pétitions citoyennes pour faire des propositions au gouvernement. Il y aura des annonces à l’automne sur la reconnaissance de la participation citoyenne à ces propositions. Cela rentre dans une démarche, un effort actuel pour écouter les citoyens. Mais une pétition en ligne ne suffit pas, il faut une conjugaison de différents acteurs pour retourner une décision.
L’exemple de la consultation sur l’Aéroport de Paris, vous en pensez quoi ?
MY : Les conditions de cette consultation me semblent mauvaises. Les questions sont difficiles à comprendre, sauf que pour faciliter l’engagement, il faut de la pédagogie. C’est très important.
La révolution viendra de la Toile et non de la rue ?
MY : Comme je le disais plus haut, une pétition ne suffit pas. La crédibilité d’un mouvement dépend aussi du nombre d’acteurs impliqués. Pour la marche pour le climat, j’ai apprécié la variété des acteurs. L’essentiel, c’est de ne pas sous-estimer son influence. Ici, Nicolas Hulot démissionne, et un citoyen membre d’Avaaz réagit en disant : – Tiens, si on relançait les marches pour le climat ? On a organisé des réunions, dans des salles, avec des bénévoles qui après sont allés diffuser l’info un peu partout. Tous les modes d’actions sont complémentaires, il n’y pas qu’Internet, que les réseaux ou que la rue : il faut être partout.
Vous voyez des sujets monter, des consciences s’élever ? Vous êtes aux premières loges !
MY : Dans le monde entier, les sujets environnementaux ont très majoritairement le vent en poupe depuis environ cinq ans. Avant, c’était plus abstrait, là, c’est monté en puissance. Et en France, les sujets sur la transparence agroalimentaire, sur la question des OGM, sur tout ce qui touche à notre assiette en somme, nous motivent beaucoup !
Propos recueillis par Nathalie Troquereau