Le succès d’un livre comme La Fabrique du Crétin Digital, qui a squatté les ondes et plateaux télés, traumatisant ceux qui n’y avaient pas réfléchi et excitant les autres qui n’attendaient que ça, prouve une chose : les écrans et leurs super-pouvoirs inquiètent les esprits, et tout particulièrement ceux des jeunes parents. Alors que faire ? Organiser un shutdown à la maison ou faire de nos enfants non pas des crétins, mais des êtres éclairés sur le numérique ? Amélia Matar a opté pour la seconde proposition en fondant COLORI, une méthode éducative qui enseigne le code aux tout-petits, mais sans écran. Partant du principe que le code est devenu un savoir de base au même titre que compter ou déchiffrer l’alphabet, elle estime qu’il faut l’appréhender le plus tôt possible. Et puisque les écrans sont nocifs pour les petits, on fait ça avec des jouets en bois et des couleurs, façon Montessori. Une démarche qui a de quoi interpeller. Interview.
Comment avez-vous eu l’idée, l’envie, de créer la méthode COLORI ? Vous êtes vous-même programmeuse informatique de formation ?
A.M : Je ne suis pas développeuse, j’ai une formation d’école de commerce. J’ai travaillé longtemps dans des entreprises du numérique, côté marketing. C’est la naissance de mon premier enfant il y a six ans qui a été un déclic. Ça m’a ouverte sur l’éducation et a éveillé une envie de reconversion vers ce sujet. COLORI se situe à la croisée de mon expérience passée et de ce nouveau terrain d’intérêt qu’est le numérique pour les tout-petits. Car oui, nous considérons le langage informatique comme un savoir de base aujourd’hui.
Comment se déroulent ces ateliers ? On leur montre des écrans mais ils n’en touchent pas ? Décrivez-nous votre méthode.
A.M : Il y a zéro écran dans nos ateliers, c’est essentiel pour la tranche des 3-6 ans. La trame de l’atelier repose sur un conte qui se déroule en plusieurs épisodes. Les héros sont un petit garçon métisse et une petite fille, histoire de mettre en avant ceux qui sont moins représentés dans ce milieu et mettre à mal l’archétype du développeur homme, blanc, riche. Dans ces épisodes sont distillés des concepts informatiques tels que l’algorithmie, l’intelligence artificielle ou la logique booléenne. Les enfants vont programmer un petit robot en bois et décider du chemin qu’il doit emprunter, droite ou gauche etc. Ils apprennent le système binaire avec une mosaïque noire et blanche car la logique informatique est faite de 1 ou 0, de noir ou de blanc. Il y a aussi des cartes de jeu avec des mots pour enrichir leur vocabulaire thématique. D’autres présentent les grandes figures de l’informatique. On trouve aussi des coloriages logiques, qui permettent de rentrer dans la pensée informatique. On leur fait découvrir les différents robots utilisés dans les hôpitaux, ceux qui aident les ouvriers dans les usines, ceux qui aident les personnes âgées etc. Il nous semble essentiel qu’ils aient une culture de tout ça.
Et les parents, ils arrivent à suivre ? Vous les formez aussi ?!
A.M : Soit ce sont des parents très à la pointe qui amènent leurs enfants suivre nos ateliers, soit à l’inverse, ce sont des parents qui n’y connaissent pas grand-chose et qui veulent que leurs enfants apprennent. Beaucoup restent pendant les ateliers et en apprennent tout autant. On assiste souvent à des épiphanies !
Il existe déjà aujourd’hui des cours d’humanité numérique et de code pour les plus ou moins jeunes, souhaiteriez-vous voir la méthode COLORI intégrée aux programmes de l’Éducation Nationale ?
A.M : C’est le rêve ! Nous avons été reçu deux fois par le cabinet du Ministre et leur accueil a été très favorable. Cependant, c’est plus facile pour nous de travailler sur le terrain comme dans les centres de loisirs, parce que l’approche y est ludique et récréative et que les lieux sont très fréquentés. Le Graal serait de former les enseignants bien sûr. Le numérique est entré au programme dans les grandes sections de maternelles mais nous pourrions aller plus loin.
Cédric Villani nous a invité à participer à un « coding apéro » avec des députés, pour discuter de ces problématiques et pour les acculturer. Cette population est parfois aussi éloignée du numérique que des enfants de trois ans… !
Dans quelle mesure êtes-vous liés à l’école Montessori ? C’est un label, un giron, une inspiration ?
A.M : Tout le monde peut se revendiquer de l’approche Montessori car son inventrice (Maria) n’a jamais déposé de brevet. Nous nous en revendiquons avec honnêteté intellectuelle. Je me suis formée à l’Institut Supérieur Maria Montessori, je suis au niveau 1, celui d’assistante. J’ai beaucoup lu les écrits (abondants) de Maria Montessori et me suis entourée d’une éducatrice Montessori.
À l’heure où l’omniprésence du numérique est très critiquée car il nuirait au développement du cerveau ou encore aux interactions sociales, n’est-il pas dangereux, voire déterministe, d’en inculquer les bases dès la maternelle ? Ne donnerait-on pas aux enfants les armes, tout en les conditionnant ?
A.M : À moins que tout s’effondre, il est illusoire de penser que nos enfants vont pouvoir évoluer sans ça. Les personnes qui vivent à la marge des technologies existent, mais sont peu nombreuses. Notre société utilise abondamment le numérique donc nous voulons que les enfants en aient un usage éclairé. Plus leur usage sera conscient, plus il aura de chances d’être modéré. Les conséquences négatives du numérique telles que l’addiction ou la consommation énergétique, l’absence d’activité physique ou sociales sont de vrais problèmes mais il peut aussi être un formidable outil de création au service de la société. On veut inviter les plus jeunes à plus de distance sur le sujet.
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Propos recueillis par Nathalie Troquereau
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