Si tout le monde est désormais conscient de l’impact environnemental causé par le numérique et les multiples équipements qu’il requiert, acheter du matériel reconditionné reste un cap difficile à franchir pour une majorité de particuliers et de professionnels. Ce sont 64% des professionnels(1) qui déclarent ne pas avoir l’intention de s’équiper en reconditionné dans les 12 mois à venir. Les chiffres de l’Ademe(2) sont pourtant formels : 78 % de l’impact environnemental du numérique provient de la fabrication du matériel. Alors, pourquoi tant d’atermoiements ?
Laurent Dunkelmann est dirigeant de Keeep, une entreprise spécialisée dans la vente de matériel reconditionné aux entreprises privées et publiques. Pour lui, les réticences de certains professionnels à acheter du reconditionné s’explique en partie par des essais infortunés sur le plan individuel.
« Beaucoup de nos clients ont pu avoir de mauvaises expériences à titre personnel avec l’achat de reconditionné. Ils passent souvent par des plateformes qui sont des places de marché, où on trouve des vendeurs masqués qui font ce qu’ils veulent et donc, qui peuvent arnaquer. C’est pourquoi nous vendons directement aux entreprises et sommes responsables du service après-vente. Le plus important, c’est la confiance instaurée. »
La confiance accordée aux vendeurs ou revendeurs compte d’autant plus pour un secteur comme le reconditionné, qui souffre d’a priori tenaces et de questionnements légitimes. L’ordinateur que je vais acheter va-t-il être aussi aussi performant qu’un neuf ? Va-t-il me lâcher au bout d’un an ? Si je dois faire réparer mon matériel ou subir son manque de puissance, autant acheter du neuf que je ferai réparer le moment venu… Héloïse Dano anime des ateliers pour La Fresque du Numérique, une association qui propose des ateliers collectifs aux entreprises pour les sensibiliser aux enjeux environnementaux du numérique. Elle confirme l’existence de ces questionnements, au potentiel bloquant :
« Le sujet du reconditionné peine à s’immiscer en entreprise. Les raisons sont multiples : la question de la sécurité et de la fiabilité des équipements, le taux de retour qui est plus élevé qu’avec du neuf, le manque de sensibilisation des salariés (ils pourraient prendre ça comme une réduction des coûts les pénalisant alors que c’est une mesure environnementale), et enfin, le manque de formation des acheteurs et les limites des appels d’offres et contrats cadres. »
La réduction des coûts évoquée par cette spécialiste en numérique responsable est réelle. Un atout qui peut se muer en obstacle, causant une confusion que Laurent Dunkelmann tient à clarifier :
« Le reconditionné et l’occasion sont deux choses bien différentes. Avec l’occasion, on achète le matériel en l’état. C’est-à-dire que si l’ordinateur a trois ans, vous achetez un matériel qui a trois ans effectifs. Avec le reconditionné, le matériel vieux de trois ans passe entre les mains d’un professionnel qui repère les défauts, les répare et s’assure que tout fonctionne comme du neuf. En revanche, l’ordinateur reconditionné coûtera 50 à 70 % moins cher que celui acheté neuf. »
Si l’argument écologique peine parfois à convaincre, l’argument économique frappe fort. Économies ou pas, pour les acteurs publics, la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire leur impose depuis 2021 de consacrer au moins 20 % de leur budget à l’achat de matériel issu du réemploi. Or, le baromètre publié par Keeep, en partenariat avec le SIRRMIET et l’Institut de Numérique Responsable en 2022, avance que moins de 30 % des acteurs publics interrogés prévoyaient de consacrer une partie de leur budget au reconditionné dans les deux années à venir.
« Nous sommes en train d’analyser les résultats de notre dernière enquête et on a l’impression, même si le travail n’est pas terminé, que ça bouge très vite chez les collectivités, et dans le bon sens. Les constats s’annoncent positifs » s’enthousiasme le dirigeant de Keeep.
Mais l’achat responsable, même s’il apparaît comme la solution évidente à la réduction des déchets électroniques, se révèle n’être qu’une piste parmi d’autres. Le Shift Project, think tank à l’origine de publications en faveur de la transition carbone, va plus loin en suggérant que posséder le matériel, reconditionné ou non, n’est pas nécessaire. Dans son rapport « Déployer la sobriété numérique »(3) , les auteurs préconisent la location d’un équipement lui-même assemblé avec des matériaux recyclés. Voici ce qu’on y lit :
« Pour favoriser le recours à des équipements pérennes, les approches suivantes pourront progressivement être adoptées : (…) Le choix de fournisseurs qui permettent à la fois la réutilisation maximale de la matière qui compose leurs équipements et un changement dans la façon de consommer, en privilégiant l’accès au service numérique à la possession. De telles offres sont encore rares mais commencent à apparaître sur le marché avec des acteurs qui proposent à la location des smartphones, ordinateur et casques pour entreprises et particuliers en s’engageant sur une gestion transparente et écoresponsable. »
Quant à La Fresque du Numérique (créée sur le modèle de La Fresque du Climat), l’invitation à louer le matériel professionnel est évoquée lors des sessions de formations, nous assure Héloïse. L’animatrice nous éclaire sur la manière d’aborder le reconditionné dans les ateliers :
« Le sujet est mis en avant comme une solution très utile et dont il est facile de se saisir. Mais il nous tient aussi à cœur de re-questionner l’usage du numérique, et donc du matériel sur lequel il repose, avant même de se questionner sur les pistes d’achats plus responsables de celui-ci. Nous leur demandons : pouvez-vous dé-numériser les usages liés à ce matériel ? »
Le réflexe d’acheter du reconditionné et de prolonger la durée de vie de ses équipements reste important à inculquer à tous les secteurs d’activités, qu’ils soient privés ou publics. Mais ce que les spécialistes du sujet nous suggèrent dépasse ces gestes-là. Ils nous murmurent que numériser et posséder sont des injonctions contemporaines auxquelles nous aurions tout intérêt à ne plus répondre aveuglément.
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Nathalie Troquereau
sources :
(2) https://infos.ademe.fr/magazine-avril-2022/faits-et-chiffres/numerique-quel-impact-environnemental/