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Lucie Ronfaut-Hazard : « Internet est un miroir déformant de notre société »

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Lucie-Ronfaut-Hazard
La journaliste indépendante Lucie Ronfaut-Hazard, spécialiste des sujets tech, livre une mini-bible sur les dessous du numérique et ses pratiques courantes. Illustré avec malice par Mirion Malle, l’ouvrage est à destination des ados. Mais il servira tout autant aux adultes, qui en apprendront plus sur les jeunes à sa lecture qu’en se désolant sur leur fil TikTok ou leur dernière story Insta. Un livre à laisser trainer dans toutes les maisons et à fournir à tous les collèges et lycées de France !
Le postulat de départ donne l’impression qu’on va prêcher des convaincus, non ? Pour les ados, Internet, c’est la vraie vie, c’est clair.

L. R-H : Je n’en suis pas si sûre ! J’ai réfléchi à mes pratiques numériques quand j’étais ado. À l’époque, ça n’avait pas pénétré nos sociétés comme aujourd’hui. Mes parents disaient « Internet, c’est pas la vraie vie ! Tes potes en ligne, c’est pas pareil, etc. » 15 ans plus tard, dans une société qui a été complètement bouleversée par Internet, une société post #metoo, on continue de leur dire « c’est pas la vraie vie ! », considérant ce qu’ils y font comme moins intéressant que ce qu’ils font dans la vie physique. J’essaie d’avoir une approche plus optimiste, car le discours des adultes sur le sujet est toujours centré sur la menace. Je ne suis pas mère d’ados mais je crois savoir que leur dire « fais pas ça, c’est dangereux » reste le meilleur moyen pour qu’ils le fassent.

Je comprends les inquiétudes des adultes par rapport aux pratiques numériques des ados. On les comprend mal, on est nous-mêmes largués face aux évolutions du numérique, ça bouge très vite et ça n’est pas transparent. Mais je défends les pratiques de tout le monde. Je ne suis pas pour qu’on se moque des « boomers » sur Internet. C’est un outil qui est dans nos vies à tous. En regardant les statistiques de l’illectronisme en France, on réalise qu’on peut être un ado très connecté sur son smartphone et pas du tout à l’aise sur un ordinateur, ou alors on peut avoir 60 ans et être hyper à l’aise sur l’ordi parce qu’on s’est mis à jour. Ces différences entre générations vont être amenées à disparaître puisque ça fait une quinzaine d’années qu’Internet est dans nos vies. Les personnes qui n’ont jamais connu Internet vont devenir de plus en plus rares…

>> Lire aussi : C’est quoi, l’illectronisme ?

Ça veut dire quoi, au final, « la vraie vie » ou « IRL » ? Tu veux dire qu’on mène deux vies simultanées mais que les deux se valent ?

L. R-H : La vie physique et la vie numérique sont interconnectées. Il y a la vie devant les écrans et la vie éloignée des écrans. On dit alors « AFK » (Away From Keyboard) et non « IRL » (In Real Life). C’est une notion évoquée lors du procès des fondateurs du site de partage en peer to peer The Pirate Bay (voir vidéo ci-dessous, ndlr). Bref, je ne crois pas qu’Internet rende violent, raciste ou sexiste. En revanche, il existe des phénomènes dans la société, qui vont du harcèlement scolaire au racisme et Internet agit comme un miroir déformant. Quand on parle d’Internet, on parle de la société et vice versa. Ça vaut pour les choses positives comme négatives.

Extrait du film documentaire The Pirate Bay : Away From Keyboard, de Simon Klose, 2013

Un sujet que j’aborde dans le bouquin qui illustre bien ça, c’est le revenge porn. Ce sujet inquiète beaucoup de parents. Mais le premier réflexe qu’on va avoir, c’est de dire à une jeune victime « si t’avais pas envoyé des photos de toi, nue, à ton copain, on n’en serait pas là. » Et d’ajouter : « Déconnecte-toi, et ça ira mieux après ». Déjà, c’est d’une violence terrible pour la victime. Ensuite, ça soulève deux sujets. Le manque de modération de ces contenus sur les plateformes ; pourquoi existe-t-il autant de comptes fisha* sur Telegram ou Instagram ? Et pourquoi les jeunes garçons se sentent-ils autorisés à prendre des contenus privés de la part de leur copine, et de les partager sans leur consentement ?

Pareil, quand on dit que les ados se sentent moches à cause des images qu’ils voient sur Instagram, c’est vrai, mais le fait que la plateforme soit grossophobe ou raciste n’est pas un phénomène créé par Internet. Si j’ouvre n’importe quel magasine féminin, je trouve des corps normés qui ne ressemblent pas aux femmes dans la rue. Tout ça n’a rien à voir avec Internet mais bien avec notre société.

Propos recueillis par Nathalie Troquereau

Internet aussi, c’est la vraie vie, de Lucie Ronfaut-Hazard, illustrations de Mirion Malle, aux éditions La Ville Brûle

* comptes fisha : ce sont des comptes ouverts sur les réseaux sociaux, qui ont pour seul but de publier des images volées de personnes dénudées, bien souvent de jeunes femmes ou jeunes filles mineures. Ces comptes, qui sont dans l’illégalité, sont combattus par l’association Stop Fisha dans le cadre de la lutte contre le cyberharcèlement.

Crédit photo de Une : Alice Destombe

Nathalie Troquereau

Nathalie Troquereau

Journaliste, rédactrice de contenus pour Médias-Cité.