Réseaux sociaux

Le printemps des réseaux sociaux ou l’utopie post-gafam

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Bulles de filtres, fuite des données privées, publicités intrusives, fake news… toutes les raisons sont bonnes pour quitter les réseaux sociaux traditionnels. S’ils tiennent le haut des colonnes dans la presse, rares sont les articles élogieux. Une dégradation de leur image qui profite à une nouvelle génération de réseaux, fondée en opposition à ces pères fondateurs si critiqués.

Depuis quelques temps, il y a du rififi chez les géants de la Silicon. Twitter est passé aux mains du magnat de la tech Elon Musk, entrainant de nouvelles règles de modération et des licenciements par volées. Facebook a muté en Meta, monstre à trois têtes nommées Facebook / Instagram / WhatsApp qui s’est tourné vers le métavers et qui confesse désormais une courbe descendante, le conduisant à licencier à son tour des milliers de bons travailleurs du clic. Ces mouvements, qui adviennent au sein de réseaux sociaux historiques, sonnent comme un aveu de faiblesse de la part de ces géants.

En parallèle de leurs déclins se distingue une nouvelle génération de réseaux sociaux, construits en contrepied à l’idéologie agressivement mercantile des GAFAM. Ils s’appellent Mastodon, Discord, Qwice, Black Elephant, BeReal. Mastodon vient d’Allemagne, Discord de Californie, et les trois derniers chantent Cocorico. Loin de la bienveillance managériale prônée sur LinkedIn ou des commentaires acrimonieux dispensés sur Twitter, ces acteurs alternatifs avancent des principes de communion, d’échanges, de respect et d’altérité.

À chacun son concept, car il faut bien se démarquer. BeReal valorise le vrai, le sans artifice, en contrepoint aux photos archi retouchées et criblées de filtres uniformisant les visages selon les canons de beauté en vigueur. Une fois par jour, les utilisateurs sont notifiés par l’application qui les enjoint à se photographier à l’instant T. Ils disposent alors d’une minute pour capturer le cliché qui sera publié, bien sûr, sans retouche. Real. Un concept qui a séduit au point de comptabiliser en septembre 2022 un nombre de 14,7 millions de téléchargements. Côté Mastodon, c’est une autre histoire qui se joue : celle de lutte contre la centralisation. Son principe d’instances indépendantes, comprenant chacune un système de modération propre pour sa communauté de membres, permet tout de même aux utilisateurs de se connecter aux membres de toutes les autres instances existantes. Les données personnelles ne remontent pas dans un grand tube vertical vers une marque qui les accapare, les manipule et les vend au plus offrant. Mastodon peut être perçu comme un repère de militants du logiciel libre, de la presse engagée, tous convaincus qu’une autre manière d’interagir sur Internet est possible, voire nécessaire. « Si Matsodon répond à la problématique de la centralisation, c’est un réseau qui atteint un niveau d’entre soi jamais atteint sur un réseau social, à cause de ce système d’instances personnelles » déplore le cofondateur de Qwice Thomas Leralu.

Chez Qwice, c’est la santé mentale des internautes qui est au cœur du projet. Ses créateurs annoncent un algorithme qui récompenserait les comportements vertueux et ne ferait pas remonter les contenus ou propos haineux, frauduleux, marchands. Un algorithme dans lequel l’utilisateur est actif, et dispense des bons points, des niveaux de certification ou de confiance aux membres, permettant ainsi une modération organique et bienveillante. Un réseau social qui compte sur l’intelligence collective ne serait-il pas un peu utopique ? « Bien sûr que c’est utopique ! s’amuse le directeur technique Thomas Leralu. L’essence ou le moteur à explosion étaient des utopies. Internet est une utopie. Notre réseau ambitionne d’avoir un impact sociétal positif. Plus on est constructif et positif, plus on gagne en visibilité. Chez nous, la modération est assistée par la communauté, un algorithme et une IA. Une équipe de dix personnes a pour l’instant la charge de la modération. Même si je ne peux pas vous dévoiler toutes nos méthodes (cela nous rendrait vulnérables aux attaques), je peux vous dire que les gens ne font pas que modérer. Ils tournent, et les contenus sont floutés comme ça, si c’est trop violent, on le devine mais le traumatisme est bien moindre ».

Capture écran de l’interface de Qwice. Ici, un utilisateur évalue la publication d’un autre.

Si le dirigeant de Qwice s’inquiète de rendre son réseau vulnérable, son homologue de Black Elephant érige quant à lui la vulnérabilité en concept phare. Black Elephant, c’est un réseau qui ne compte pas 2000 utilisateurs mais s’étend sur une quarantaine de pays et propose à ses membres des « parades ». Concrètement, les inscrits sont programmés sur des « parades », qui ne sont autres que des visio d’une heure trente ou des restos de trois heures, avec une dizaine d’autres membres. Chacun reçoit à l’avance deux questions à laquelle il ou elle vont répondre à tour de rôle. Pas d’interruption ni de commentaires. Pas de politique. Qu’avez-vous ressenti à la mort de votre grand-mère ? Voilà le genre de questions sur lesquelles les participants vont se livrer, l’intime favorisant la vulnérabilité.

« C’est un superpouvoir, ce n’est pas quelque chose de négatif, argue le cofondateur Félix Marquardt. Les réseaux sociaux actuels, c’est le burger McDo de la connexion. De mauvaise qualité. Superficiels. Notre but est de créer des connexions profondes entre les gens, et la vulnérabilité est un vecteur fantastique pour ça. » Mais Black Elephant ne s’arrête pas là. Le réseau se veut exemplaire en terme de diversité de membres et rejette en bloc les critiques qui le catalogueraient comme le réseau de l’intelligentsia. Pourtant, les trois verbatim mis en exergue sur le site viennent du Premier Ministre de la Malaisie, de la cofondatrice d’Extinction Rebellion, et d’un ponte de l’IA chez Google « qui a expliqué l’IA au Pape la semaine dernière » nous confie même Félix. Une vitrine de participants qui témoigne peu de cette diversité.

« Pour l’instant, c’est la main humaine qui s’en charge mais nous développons un algorithme qui va automatiser cette diversité dans le choix des participants aux parades. Les deux facteurs de diversités que nous privilégions sont le niveau d’éducation et le niveau de revenus. La provenance géographique joue aussi. Après, bien sûr, les gens doivent parler soit le français, soit l’anglais, pour pouvoir échanger avec les autres » explique Abdramane Diabate, acolyte fondateur de Félix. Les deux hommes souhaitent voir « des ministres parler avec des tourneurs-fraiseurs » d’autre chose que de réformes des retraites, entre autres sujets clivants. Que les gens puissent se découvrir, se connecter, en dépit des différences de classes, d’études ou de conditions de vie. Thomas Leralu de Qwice nous dit vouloir revenir à l’esprit du célèbre slogan « connecting people » de Nokia, dans les années quatre-vingt-dix.

Qwice, Black Elephant, Mastodon, ont en commun de promettre la protection absolue des données personnelles, le respect des personnes sur leurs interfaces et des connexions humaines de qualité. Tous oscillent entre des modèles premium à bas coût, des systèmes avec publicités non invasives, du bénévolat, des levées de fonds ponctuelles, du crowdfunding… Leurs modèles économiques se cherchent et balbutient encore. Les utilisateurs, eux, affluent, respectant le principe de vases communicants qui veut qu’en même temps, les Facebook et Twitter se vident. Tous ces projets aux valeurs humanistes rappellent les débuts d’Internet et la philosophie de l’époque : la libre circulation du savoir, des connaissances, des biens culturels et des relations. On connaît le sort qui lui a été réservé : ce sont le copyright et la publicité qui ont gagné la partie.

Alors, l’utopie des nouveaux réseaux l’emportera-t-elle sur l’empire des GAFAM ? Les écrits nous racontent la victoire de David sur Goliath, à voir si un tel exploit peut s’accomplir dans ce monde-là.

Nathalie Troquereau

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Nathalie Troquereau

Nathalie Troquereau

Journaliste, rédactrice de contenus pour Médias-Cité.