Médias

De l’imprimé au numérique, parcours d’une presse en mutation

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Retour sur les débuts de la presse en ligne et la question de sa gratuité, la survie de la presse papier et les réorganisations occasionnées par la révolution numérique avec Jean-Marie Charon, sociologue des médias.

Certains lecteurs ont pu trouver, il y a quelques jours, les étals des kiosques vides des titres qu’ils achètent tous les jours. De fait, à la mi-mai, le Tribunal de Commerce de Paris annonçait la liquidation des deux filiales régionales de Presstalis, première société de distribution de presse en France. Les deux filiales en questions (SAD et Soprocom) comptaient 512 emplois et distribuaient 10 000 points de vente. Leur disparition participe du processus lent et socialement douloureux de la chute de la presse papier, notamment quotidienne. Une courbe descendante qui croise celle de la montée de la presse numérique et numérisée, facteur déterminant de la situation actuelle. La presse papier meurt-elle vraiment ? La presse numérique et les réseaux sociaux sont-ils en train de l’enterrer ? C’est l’éternelle question de l’œuf ou la poule.

Pour nous répondre, Jean-Marie Charon, Docteur en sociologie, spécialiste des médias et auteur de nombreux écrits sur les transformations de la presse écrite.

La liquidation du réseau de distribution régionale de Presstalis voue-t-elle la presse quotidienne régionale et nationale à exister exclusivement en ligne ? Ainsi ne resteraient en papier que la presse magazine, hebdomadaire, spécialisée ?

J-M. C : Je ne pense pas qu’on puisse dire les choses aussi radicalement. Personnellement, je n’ai jamais adhéré à la thèse de la disparition du papier, même pour les quotidiens. C’est compliqué d’anticiper mais je ne vois pas pourquoi la crise de Pressatlis aurait un impact direct sur la PQR (NDLR, Presse Quotidienne Régionale). Les quotidiens régionaux organisent depuis très longtemps leur système de distribution, ils sont plus ou moins tributaires des dépôts et c’est là où il y a liquidation aujourd’hui. Mais liquidation ne veut pas dire disparition. Il va y avoir des conflits sociaux importants parce qu’il s’agit de 500 emplois. Mais on peut imaginer, sans que ce soit de la science-fiction, que des acteurs locaux vont s’emparer de cette mission, et certains le font déjà en partie. Je ne vois pas pourquoi du jour au lendemain le système de distribution locale s’effondrerait. Le problème va surtout se poser pour les quotidiens nationaux.

Les quotidiens papiers traitent d’actualités « chaudes » et donnent souvent l’impression d’être à la traine des actualités vues sur le web, où tout est plus rapide et réactif. Est-ce que ce délai ne va pas les condamner, à terme ?

J-M. C : Vous posez ici la question de la place de l’imprimé par rapport à un déploiement de plus en plus important du numérique. Mais même sur l’actualité chaude, le public des quotidiens régionaux reste assez âgé. On voit à l’étranger des rédactions qui ont été obligées d’arrêter le papier pour qui ça a été catastrophique. Leur lectorat âgé n’a pas suivi. En France, si on faisait ça trop soudainement, les rédactions perdraient une bonne partie de leur lectorat et de leur chiffre d’affaires. Ce que je crois davantage, c’est qu’à terme, il faudra repenser la complémentarité entre le numérique et l’imprimé.

Les journaux de références comme Le Monde, le New York Times, Le Guardian etc, se démarquent parce qu’ils ont un public qui est à la fois friand de leurs contenus numériques, mais qui les attend aussi sur l’imprimé. A savoir qu’une grande partie de l’imprimé rentre dans les abonnements (portés ou postaux).

Si on revient aux origines de la presse numérisée, peut-on dire que les professionnels de la presse ont été leurs propres fossoyeurs, en offrant gratuitement leurs contenus sur Internet ?

J-M. C : On réécrit l’Histoire quand on dit ça. Ils n’ont pas eu le choix. Ce n’est pas la presse écrite qui a inventé l’Internet, il est né dans des mondes universitaires aux États-Unis et dans toute la sociologie de la contre-culture américaine. Des publics jeunes, branchés, ces gens-là ont créé les premiers pure players (NDLR, médias qui existent uniquement en ligne) comme le Huffington Post ou Slate, dans des contextes de gratuité, parce que ça correspondait à la philosophie d’Internet. La presse écrite est entrée dans cette logique, nourrie aussi par ce qui s’était passé avec la radio et la télévision. Quand ces deux médiums sont apparus (hors Europe, qui a vite eut un monopole public) il fallait adhérer ou les combattre. Dans les années 1920 aux États-Unis, on trouve des lois qui interdisent aux radios de diffuser des informations !

source : Internet Archive / capture écran Wayback Machine, 2007

Ces batailles de ralentissement ont toujours été des échecs car ces médias ont fini par s’imposer, et sur le modèle de la gratuité à chaque fois. Quand la presse écrite Nord-Américaine a vu ce schéma se dessiner, elle a voulu faire comme pour la télé et la radio, c’est-à-dire constituer des groupes de presse. Là-bas, il existe beaucoup de titres qui possèdent une chaine et une radio locale. L’Europe a été plus lente. Mais ce que l’on ne pouvait pas savoir, c’est qu’on aurait de gros opérateurs sur Internet qui rafleraient la mise en tant que fournisseurs d’accès, moteurs de recherches ou réseaux sociaux. Les groupes de presse ont cru qu’ils auraient ce rôle. Lagardère par exemple, quand il a créé Club Internet, pensait devenir un grand fournisseur d’accès, mais ce sont les acteurs des télécommunications qui se sont imposés. Orange, SFR… C’est le premier échec de la presse, qui a cru qu’elle pourrait avoir à la fois le contenu et être un grand opérateur de services sur Internet. Personne n’avait imaginé Google ou les réseaux sociaux.

Alors comment explique-t-on qu’un pure player comme Mediapart, ou à l’inverse un titre uniquement papier comme Le Canard Enchaîné*, qui fonctionnent sans publicité, ne sont pas détenus par des grands industriels et pratiquent des prix plus bas que les autres titres, connaissent un tel succès ?

J-M. C : Je ne l’explique que d’une manière : l’éditorial. Ils ont une offre extrêmement singulière et forte, qui réussit à constituer une communauté de personnes intéressée par cette offre et qui est prête à payer. C’était le cas depuis toujours pour le Canard, son attrait étant cette combinaison entre l’investigation et la satire. Pour Mediapart, c’est la combinaison de l’investigation et d’une sensibilité incontestable, qu’ils ne cachent pas et qui fait que des gens ont envie de lire ces enquêtes avec cette grille de lecture-là. Ils sont prêts à payer pour ça. Edwy Plenel (NDLR, le patron de Mediapart) soutient que sa force a été de proposer du payant quand tout le monde offrait ses contenus, à l’instar de Rue89 etc. Je dirais oui et non, car beaucoup d’autres ont tenté l’aventure du payant et se sont cassés la figure…

Vous croyez aux robots rédacteurs qui remplaceraient certains journalistes ou certaines tâches dans les rédactions, et qui sont déjà utilisés un peu aux États-Unis ou chez nous ?

J-M. C : Je pense que c’est marginal comme sujet. Aujourd’hui, quelques quotidiens régionaux testent des systèmes de robots pour le traitement de la petite information locale. C’est pour traiter des résultats sportifs, des procès-verbaux de conseil municipaux etc. En ce moment, la presse régionale se prépare à les utiliser éventuellement pour faire face à sa difficulté de recruter des correspondants locaux. Ces derniers ne sont pas des professionnels, ils collectaient la petite information de proximité et la mettaient en forme de manière succincte. Souvent, le journaliste triait et remettait en forme derrière. Mais cette activité, parce qu’elle est mal payée mais aussi parce qu’elle n’a plus le même lustre qu’auparavant, devient rare. Donc les quotidiens sont tentés de jouer sur une nouvelle organisation faite de robots et de journalistes-pigistes. Le Monde, il y a quelques années, a travaillé avec la start-up Syllabs qui fait de l’IA et a été créée par des linguistes. Syllabs propose par exemple le traitement des résultats électoraux ou sportifs. Le Monde l’a testée pour des élections régionales et n’a pas renouvelé l’expérience car les résultats n’étaient pas très intéressants. Peut-être qu’on peut faire des économies avec, mais si on cherche de la qualité …

En parlant d’hommes et de machines, on connait les ouvriers de la presse traditionnelle qui travaillent dans les imprimeries, ou la distribution que nous évoquions plus haut. Existe-t-il des ouvriers de la presse numérique ?  

J-M. C : Toute une partie des tâches qui étaient du fait des ouvriers en presse écrite sont remontées sur les journalistes. Ils se sont retrouvés à assumer ces fonctions avec des outils différents. Le travail de saisi par exemple. Désormais, les journalistes saisissent leurs propres textes. Tout ce qui était la typo ou la mise en page, tous les ouvriers qui en avaient la charge et la réalisaient sur le marbre, tout ça est fait aujourd’hui par des journalistes, des secrétaires de rédactions et parfois des éditeurs. Si on rentre dans le détail, celui qui fait les gabarits et formats est aujourd’hui un informaticien. D’ailleurs, certains titres décident d’intégrer les développeurs dans leurs équipes de rédaction. La nouvelle newsroom du Télégramme mélange développeurs et journalistes dans le même espace. Et pas que des informaticiens, des graphistes aussi, des statisticiens… Pour pouvoir innover et faire évoluer les formats éditoriaux, c’est la meilleure formule.

C’est une époque où chacun peut filmer, écrire, photographier et diffuser ses contenus sur Internet. Ainsi entend-on souvent « aujourd’hui, tout le monde peut être journaliste ». Or, les fake news font rage sur les réseaux. Pensez-vous que l’avenir du métier de journaliste sera uniquement de confirmer ou d’infirmer les fake news et d’expliquer leur provenance ?

J-M. C : Je ne pense pas non. Mais dans un univers où toute une partie du public s’informe d’abord sur les réseaux sociaux, Il y a un enjeu de vérification. Il est donc logique que dans cette offre un peu informe que proposent les réseaux, les médias se distinguent en disant « notre métier est d’informer, et la vérification en fait partie ». Mais ça ne sera pas la seule attente qu’on aura à l’égard d’un métier d’information. Les grands gestes comme l’enquête, le grand reportage, les dossiers menés avec expertise comme le fait Mediapart, sont très attendus. Le fact checking est une nouvelle fonction qui est arrivée dans la foulée. Et pour revenir à votre question, la notion de journaliste-citoyen n’apparaît pas avec les réseaux sociaux mais avec Internet. Il ne faut pas confondre la capacité d’expression et l’information. C’est important que les médias mettent en évidence leur spécificité : information et transparence. Il me semble nécessaire dans ce contexte qu’ils explicitent la manière dont ils produisent l’information.

Dans L’Humanité, le délégué syndical SAD qui s’exprimait sur la crise Presstalis déclare « 70 % à 75 % des revenus  des journaux, même avec un tirage en baisse, c’est le papier. S’il n’y a  plus de papier demain, les salles de rédaction seront vides ». La presse papier étant moribonde, si le numérique ne paie pas, comment ces rédactions vont-elles survivre… ?

J-M. C : On ne peut pas dire ça et attester du succès de Mediapart, qui gagne très bien sa vie. Si on prend les grands journaux comme Le Monde ou Le Guardian, la proportion des revenus provenant du numérique augmentent tous les ans. L’enjeu, c’est l’abonnement numérique payant qui est devenu la clé de voûte de leur modèle économique. Je suis confiant pour ces titres-là, Le Figaro, Les Echos, Le Monde. En revanche, pour les quotidiens régionaux, ou les quotidiens plus fragiles, justement comme l’Humanité, il va falloir que quelque chose se passe au niveau de l’abonnement numérique. Ils restent dans une information qui est soit trop proche du papier, soit trop proche de ce que l’on trouve partout. Pourquoi les gens s’abonneraient-ils pour lire des choses qu’ils voient déjà sur les réseaux sociaux ou qu’ils entendent à la radio ?

Entre les licenciements chez Presstalis qui pourraient mettre à mal la distribution des titres, la loi Avia qui pourraient faire fermer de nombreux sites et plateformes, et le Conseil Déontologie Journalistique et de Médiation, dont la création a été encouragée par le gouvernement, la pluralité et la liberté d’expression sont-elles en danger ou est-ce paranoïaque de le penser ?

J-M. C : Je crains que les titres, ayant moins de moyens, produisent une information de moins bonne qualité et moins utile à la société. Nous avons perdu 7% de journalistes entre 2009 et 2020, alors qu’il y a davantage de médias et de supports. Cela veut dire que des fonctions ont disparu (ou ont été amoindries) comme celles des journalistes spécialisés, dits aussi les rubricards. C’est très dommageable car il s’agit de toute une capacité de journalistes expérimentés, qui ont une grande connaissance des sujets, qui vont chercher les bonnes sources, qui savent mettre en perspective. On l’a vu avec la pandémie, beaucoup de médias ont été incapables de mettre à l’antenne les bons interlocuteurs et ont confondu les spécialités médicales… Ce n’est pas nouveau, ils ont fait exactement pareil pour H1N1.

À chaque fois qu’on a des problèmes d’une certaine épaisseur, on a des journalistes qui ont été embauchés pour être des généralistes tout-terrain et tout-support. Ils fournissent une information moins pertinente. Ce n’est pas un jugement sur les personnes, c’est une conséquence. Je suis plus préoccupé par cela que par la mise en danger du pluralisme. Et face à ces journalistes non spécialistes, il y a une foule de communicants dont le métier est d’instrumentaliser les médias pour faire passer l’information qui les intéressent.

On compte 100 000 communicants employés en France, contre 35 000 journalistes (détenteurs de la carte de presse). Nous connaissons un contexte politique où il y a une pression très forte sur les médias et un encadrement juridique du travail des rédactions qui est extrêmement préoccupant. La loi Avia, le texte de loi sur les fake news : c’est une série de conjonction de facteurs qui montrent que du côté du pouvoir politique, il n’y a pas l’envie de faciliter le travail des médias mais au contraire, une crispation, une volonté d’interférer. Quand on voit le Premier Ministre choisir les journalistes qui peuvent l’accompagner en déplacement… Quant au conseil déontologique, je n’y suis pas favorable. Ça participe de cet état d’esprit. Je n’ai pas été surpris qu’ils franchissent une fois de plus la ligne rouge.

Propos recueillis par Nathalie Troquereau

*Le Canard Enchaîné propose une version numérique de son journal depuis le début du confinement, soit très récemment. Il était jusqu’alors le tout dernier résistant parmi les grands titres à ce passage au numérique.

Nathalie Troquereau

Nathalie Troquereau

Journaliste, rédactrice de contenus pour Médias-Cité.